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Mémoire

Les «tirailleurs sénégalais» à l’honneur des commémorations du débarquement de Provence

Pour ce 80e anniversaire sous le signe de la mémoire franco-africaine, des anciens combattants en mal de reconnaissance et la chaise vide de nombreux chefs d’Etats africains.
D'anciens soldats sénégalais à Fréjus, le 15 août.. (Christophe Simon/AFP)
publié le 15 août 2024 à 9h22

«Je m’appelle Oumar Diémé. Je suis né le 31 décembre 1932 à Badian, un village qui se trouve au sud du Sénégal, et je me suis engagé dans l’armée française le 6 mars 1953. Après six mois d’instruction à Saint-Louis, on m’a envoyé par bateau à Marseille, et de là, en Indochine, le 8 décembre 1953. J’étais dans le bataillon de marche du 5e régiment d’infanterie coloniale.» Articulation parfaite, mémoire intacte, français châtié, Oumar Diémé déroule près d’un siècle d’histoire. Après l’Indochine, ce tirailleur sénégalais est mobilisé en Algérie en 1959, rapatrié au Sénégal en 1962, puis s’installe dans un foyer de migrants de Bondy en 1988 pour y livrer un autre combat : décrocher la nationalité française, et le droit de continuer à toucher le minimum vieillesse de 950 euros par mois sans résider la moitié de l’année en France. Seul un «ohlala» interdit et hésitant interrompt son récit, au sujet du nombre de médailles qu’il a reçues.

Oumar Diémé en compte neuf, et il les arborera à l’occasion des cérémonies du 80e anniversaire du débarquement de Provence qui débutent ce jeudi à Boulouris et à Toulon, dans le Var. «L’occasion d’honorer trois mémoires : une mémoire franco-française, une mémoire franco-africaine, et une mémoire franco alliés», selon l’Elysée. La deuxième catégorie renvoie au débarquement sur le sol métropolitain de l’armée B, qui deviendra la «première armée» avec 250 000 hommes.

Placée sous le commandement du général de Lattre de Tassigny, elle germe quand «le général de Gaulle, isolé à l’issue de l’appel du 18 juin 1940, parvient finalement à éclipser le général Giraud à la tête de l’armée d’armistice [ou armée de Vichy], à être reconnu et appuyé par les Américains, puis à s’imposer comme force de libération lors du débarquement de Provence», résume Martin Mourre, historien et anthropologue spécialisé dans les armées coloniales et postcoloniales en Afrique de l’Ouest. Cette armée B, qui va remonter la vallée du Rhône, rallier les Vosges puis l’Allemagne, est une force «hétéroclite», poursuit-il. Au-delà des partisans de la France Libre de la première heure, «elle se compose de soldats issus du Pacifique, des Antilles, d’Algérie, d’Afrique subsaharienne, et en particulier d’Afrique de l’Ouest. Les recrutements massifs des tirailleurs qui reconstituent cette armée s’opèrent dans toute l’Afrique occidentale française, et principalement au Mali, au Burkina Faso, au Sénégal et en Côte d’Ivoire actuels.»

Le Mali, le Niger ou l’Algérie boudent la cérémonie

L’Elysée s’attend ainsi à «une participation africaine de haut niveau». Sauf que le Burkina Faso, le Mali et le Niger, qui ont rompu leurs relations avec la France, ne seront pas représentés. Pas plus que l’Algérie, en froid avec Paris depuis que le président Macron a reconnu à demi-mot la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, le 30 juillet. Le Sénégalais Bassirou Diomaye Faye, qui a assisté au Sommet du sport pour le développement durable puis à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques à Paris les 25 et 26 juillet, est également absent. En revanche, le président camerounais Paul Biya, coutumier de longues pauses estivales en Europe, prononcera un discours après le chant «les commandos d’Afrique» prévu à 9 h 30. Sont également annoncés les dirigeants du Togo, de la Centrafrique, de l’Union des Comores, du Gabon, ainsi que le Premier ministre marocain, Aziz Akhannouch.

L’événement n’en demeure pas moins majeur aux yeux de l’Association pour la mémoire et l’histoire des tirailleurs sénégalais (AMHTS), à l’initiative de la venue en France d’Oumar Diémé et de quatre autres tirailleurs. Tous rentrés au Sénégal en 2023, après que l’État français leur a garanti le maintien de leur allocation vieillesse. Ces cinq Sénégalais, qui ont combattu sous le drapeau français dans des conflits postérieurs à la 2e guerre mondiale (guerres d’Indochine, d’Algérie, de Mauritanie, du Cameroun), sont les derniers survivants d’un groupe de 28 tirailleurs de Bondy accompagnés par l’AMHTS depuis 2010. Cette année-là, ils sont associés pour la première fois aux commémorations du 8 mai et du 11 novembre. Un début de reconnaissance. «Tirés à quatre épingles, en costumes avec leurs médailles ou en tenue traditionnelle, participant au dépôt de gerbe, à la lecture de textes, ils n’ont plus loupé une seule cérémonie par la suite», savoure Aïssata Seck, conseillère régionale d’Ile-de-France et présidente de l’AMHTS.

En 2017, les voilà enfin naturalisés français, et reçus à l’Elysée par François Hollande. «Mais ils n’étaient plus que neuf à rentrer au Sénégal en 2023. Il faut agir tant qu’ils sont encore en vie, enchaîne la petite-fille de tirailleur sénégalais, qui s’est piquée de ce pan histoire coloniale à l’adolescence. On souhaite que le président Macron réitère ses propos tenus en 2019 [lors de la commémoration du débarquement de Provence], afin que les collectivités s’emparent davantage de leur contribution au récit national». Dans un hommage aux «combattants africains, [qui] pendant nombre de décennies, n’ont pas eu la gloire et l’estime que leur bravoure justifiait», Emmanuel Macron avait appelé les maires de France à faire «vivre par le nom de nos rues et de nos places, par nos monuments et nos cérémonies la mémoire de ces hommes». Une dizaine de communes ont joué le jeu. Mais «on peut faire bien mieux», exhorte Aïssata Seck.

«Histoire camouflée»

«Il faut que l’histoire cesse d’être camouflée, car ça fait mal au cœur», tance de son côté, d’un ton très sérieux, Ibrahima, lycéen sénégalais de 17 ans également invité par l’AMHTS à la cérémonie de ce jeudi. Il est originaire de Thiaroye, près de Dakar. Lieu d’un massacre de tirailleurs démobilisés et exécutés le 1er décembre 1944 sur ordre de l’armée française, alors qu’ils réclamaient des arriérés de soldes. Une page d’histoire que les autorités françaises peinent encore à «regarder en face», selon une formule chère à Emmanuel Macron. Le 30 juillet, l’Office national français des combattants et des victimes de guerre a annoncé que six d’entre eux ont été reconnus «morts pour la France». Un nouveau jalon de la politique mémorielle vis-à-vis des tirailleurs, qui a agacé le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko. «Je tiens à rappeler à la France qu’elle ne pourra plus ni faire ni conter seule ce bout d’histoire tragique, avait-il posté sur X. Thiaroye 44, comme tout le reste, sera remémoré autrement désormais.» Deux jours plus tard, il annonçait en conseil des ministres la création d’un Comité de commémoration du 80e anniversaire du massacre de Thiaroye, sur instruction du président Bassirou Diomaye Faye. Un autre petit-fils de tirailleur.

«Au Sénégal, ce qui va découler de la commémoration du débarquement de Provence ou du massacre de Thiaroye [également à l’agenda du cycle mémoriel], ne suscite pas spécialement d’attente. Certaines déclarations d’Emmanuel Macron seront peut-être commentées, mais ce qui compte, dans une perspective de décolonisation des rapports politiques, c’est que le Sénégal produise son propre récit mémoriel», décrypte l’historien Martin Mourre. Encore faut-il renforcer et pérenniser les programmes de recherche entre la France et ses anciennes colonies.