«Total est venu dans mon village en 2017. Ils ont dit : à partir de maintenant, vous ne pourrez plus utiliser ces terres.» Face à la presse, Jeloway Mugisha raconte son expérience face au géant pétrolier et les raisons de son voyage jusqu’en France : avec vingt-cinq autres Ougandais et cinq associations, il lance une action en justice afin de demander «réparation» à la multinationale française. Deux chantiers colossaux sont dans leur viseur : le projet de forage pétrolier Tilenga, et celui de l’oléoduc EACOP (East African Crude Oil Pipeline). Le premier consiste à forer plus de 400 puits de pétrole, dont un tiers dans le parc naturel des Murchison Falls, réserve de biodiversité et plus grand parc national d’Ouganda. Le second est une infrastructure qui s’étire sur 1 500 km, jusqu’aux côtes tanzaniennes. Lui aussi franchit plusieurs aires naturelles protégées.
Interview
Ces deux chantiers sont des piliers du méga projet pétrolier controversé de TotalEnergies. Pour Juliette Renaud, des Amis de la Terre, l’idée de cette action en justice est de «faire reconnaître les violations des droits humains et condamner Total à réparer les préjudices subis». D’après les ONG, près de 120 000 personnes ont été partiellement ou totalement expropriées de leurs terres. Les travaux de terrassement entrepris à la suite du chantier engendrent des inondations de plus en plus fréquentes que subissent les populations locales, prises au dépourvu. Et les conséquences du méga projet sont aussi indirectes : les terres que s’est appropriées TotalEnergies étaient «le moyen de subsistance» des habitants de la région de Tilenga, selon Juliette Renaud. Jeloway Mugisha dénonce justement «l’absence de soutien alimentaire» et «la déscolarisation» induite par la perte de revenus à la suite des expropriations. Les plaignants l’affirment : le montant proposé par Total aux populations concernées est insuffisant pour qu’elles puissent racheter des terres d’une surface équivalente à celles qu’elles possédaient.
Pression et intimidations
Pour réparer cette injustice, associations et populations locales se sont d’abord tournées vers les tribunaux ougandais. «Ces compensations retardées, injustes, inadéquates sont contraires à la constitution du pays», rappelle Diana Nabiruma, figure de la lutte ougandaise contre Total également présente à la conférence de presse. Une action en justice a été intentée contre le gouvernement dès mars 2014. Mais neuf ans plus tard, aucune décision n’a été rendue.
Au-delà des difficultés de la justice ougandaise, il est également très difficile, pour les populations concernées, de lutter à visage découvert contre le méga projet de TotalEnergies. Maxwell Atuhura, défenseur des droits humains et de l’environnement, dit avoir déjà été arrêté deux fois en Ouganda. «Je suis constamment sous le coup d’une arrestation. J’ai été libéré sous caution, mais une caution à durée indéterminée», explique-t-il, alors que son bureau a été fermé et que les autorités lui ont pris son téléphone, ses enregistreurs, sa caméra, sans jamais lui rendre. «C’est très difficile de rassembler des preuves» face à la pression et les intimidations que subissent les militants contre le projet pétrolier, insiste Maxwell Atuhura.
Devoir de vigilance
«On a essayé d’utiliser les voies judiciaires en Ouganda, et nous avons échoué. On espère que la justice française sera à la hauteur, et rendra la justice dans un délai raisonnable», insiste. Pour porter cette affaire en France, les vingt-six Ougandais et les associations qui les accompagnent s’appuient sur une loi relativement récente : la loi sur le devoir de vigilance, votée en 2017. Le devoir de vigilance est censé contraindre les grandes entreprises à prévenir et réparer les violations des droits humains et environnementaux sur l’ensemble de leur chaîne de valeur.
«Il est démontré que la société Total n’a pas identifié des risques majeurs d’atteinte à des droits : la liberté d’expression, de manifestation et d’opinion, le droit à la propriété, le droit à l’alimentation. Ils auraient dû identifier ces risques», explique l’avocate des demandeurs, Elise Le Gall. S’ils remportent ce procès, les vingt-six Ougandais et les cinq associations pourraient donc, en théorie, obtenir la réparation des dommages causés par Total. Mais même si le géant pétrolier est condamné, la sanction sera seulement pécuniaire, ce qui peut induire une forme de droit à polluer ou à détruire, moyennant finance. «C’est l’une des limites de la loi, mais ça reste une condamnation judiciaire, plutôt qu’une médiation directe entre Total et les populations», relativise Pauline Tétillon, de l’association Survie. «On se bat pour qu’il y ait non seulement un volet civil mais aussi un volet pénal à cette loi», ajoute Juliette Renaud.
Jusqu’à présent, une quinzaine de groupes ont fait l’objet d’une poursuite judiciaire sur le fondement du devoir de vigilance, mais une seule décision a été rendue. C’était à la fin du mois de février, déjà au sujet de l’Ouganda : les opposants à l’infrastructure de TotalEnergies ont été déboutés par le tribunal judiciaire de Paris, leurs demandes ayant été jugées «irrecevables». A Paris, mardi 27 juin, les ONG ont exhorté la justice à se montrer «à la hauteur» cette fois-ci.
Mise à jour : mardi à 17 h 20, avec les propos tenus face à la presse