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Pâturages en Afrique du Sud: «L’herbe pourra reprendre ses droits»

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En Afrique du Sud, à la frontière avec le Lesotho, une ONG travaille étroitement avec les communautés locales pour restaurer les pâturages et les écosystèmes de la région. Les résultats sont là : une herbe de meilleure qualité permet au bétail d’être mieux nourri et aux paysans d’en tirer plus d’argent.
Les pâturages sont d’importants réservoirs de carbone et contribuent à la régulation du système hydrique. A Matatiele, en Afrique du Sud, le 9 septembre. (Lindokhule Sobekwa/Magnum pour Libération)
par Patricia Huon, Envoyée spéciale à Matatiele (Afrique du Sud)
publié le 15 septembre 2022 à 7h30

Pistes vertes

«Pistes Vertes» est une série de reportages consacrée aux initiatives pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, dans les régions les plus affectées du monde. Chaque mois, «Libération» donne la parole aux communautés en première ligne, qui pensent que des solutions existent et qu’il n’est pas trop tard. Ce projet a reçu le soutien du Centre européen de journalisme dans le cadre du projet Journalisme de solutions, financé par la fondation Bill & Melinda Gates. «Libération» a conservé sa pleine indépendance éditoriale à chaque étape du projet.

«Je n’aime pas ces arbres. Ils ne sont pas natifs d’ici et nous n’en avons pas besoin.» Thapelo Mlomo a pris son travail et sa mission à cœur. Vêtu d’une combinaison verte, casque orange sur la tête, scie à la main, il s’active dans un épais taillis de black wattle, un acacia originaire d’Australie, importé en Afrique du Sud par les colons européens. Une espèce invasive, dont la propagation sur les pentes herbeuses des collines de la province du Cap-Oriental menace la biodiversité locale. Le sol est recouvert de branches. Thapelo et son équipe de huit bûcherons éradicateurs, hommes et femmes, coupent les arbres un à un. Ils entaillent ensuite l’écorce au ras du sol et badigeonnent la souche d’un herbicide, pour s’assurer qu’ils ne repousseront pas. «Ainsi, l’herbe pourra reprendre ses droits», dit le père de sept enfants qui survivait jusque-là de petits boulots irréguliers. Pour la deuxième année consécutive, il est employé pour cette tâche saisonnière par Environmental and Rural Solutions (ERS), une ONG locale qui œuvre à la protection de l’environnement et au développement rural, établie dans la petite ville de Matatiele, au pied de la chaîne de montagnes du Drakensberg, près de la frontière avec le Lesotho. Celle-ci a été fondée, il y a vingt ans, par deux scientifiques, Sissie Matela et Nicky McLeod, dont l’objectif est de restaurer les pâturages et les écosystèmes de la région.

«Pour préserver l’environnement, il faut préserver les moyens de subsistance. Cela ne peut se faire sans l’implication des communautés locales et des chefs traditionnels», dit Sissie Matela, codirectrice d’ERS, qui collabore désormais avec plus d’une cinquantaine de villages des environs. «La conservation, oui. Mais pour qui ? Si les populations voient un intérêt, pour elles, pour leurs familles, elles s’engagent volontairement dans le projet.» L’approche relève du bon sens : une herbe de meilleure qualité permet au bétail d’être mieux alimenté et aux paysans d’en tirer plus de bénéfices. Mais sa mise en pratique est un travail de longue haleine.

Exode rural massif

Sur les flancs des hauts plateaux qui entourent Matatiele, les herbages jaunis par le soleil ondulent à perte de vue, parsemés de broussailles d’acacias et de huttes rondes et colorées, coiffées de chaume, habitations traditionnelles du peuple Xhosa. Le long des chemins de terre, moutons, chevaux et vaches paissent en liberté, une cloche qui tinte autour du cou. Des paysages de carte postale qui feraient presque oublier les réalités sociales. La province du Cap-Oriental est l’une des plus pauvres d’Afrique du Sud. Plus de la moitié des jeunes sont sans emploi, l’exode rural est massif. Pour ceux qui restent, des pratiques d’élevage inadaptées ont conduit, au fil du temps, à une forte dégradation des pâturages, une érosion des sols qui les appauvrit et une perte de rentabilité pour les éleveurs. Face au manque d’herbe, les animaux broutent de plus en plus ras, ce qui épuise les plantes.

«Nous avons aidé les communautés à mettre en place un système de rotation des pâturages, dit Zuko Fekisi, employé d’ERS, en charge des programmes liés au bétail. Celles-ci signent, collectivement, des accords de conservation, où elles acceptent de prendre leurs responsabilités dans la protection de leur environnement.» Chaque année, certaines terres sont laissées au repos, afin qu’elles puissent se régénérer. Les animaux sont déplacés régulièrement, imitant ainsi les processus naturels des migrations de grands herbivores et ravivant des pratiques et savoir-faire oubliés, lorsque les chefs de tribus organisaient l’exploitation collective des terres agricoles et des pâturages.

L’élevage des ruminants joue un rôle clé pour la sécurité alimentaire et la fertilité des prairies. Les excréments des animaux favorisent la repousse de la végétation. Les graminées indigènes ont des racines profondes qui stabilisent le sol et préviennent l’érosion. «Un pâturage bien géré maintient les prairies et les marécages en bonne santé et préserve la couverture du sol intacte, constate Zuko Fekisi. Alors que des terres et des sols dégradés ne peuvent se protéger contre les impacts de la sécheresse, des inondations, des incendies.»

«Mettre en place de meilleurs comportements»

Ce jour-là, il prend part à une réunion de planification de tonte des moutons, qui doit avoir lieu la semaine suivante. «Nos vaches étaient maigres, c’était difficile d’en tirer un bon prix. Aujourd’hui, elles sont plus grosses et se reproduisent mieux, dit Michael Seroke, un éleveur présent. Certains sont encore réticents au changement, mais ils sont forcés de constater la différence.» Dans la région, les exemples de réussite se multiplient et entraînent l’adhésion croissante des communautés locales. Les éleveurs qui dépendent des herbages pour alimenter leurs troupeaux sont parmi les premiers affectés par le dérèglement du climat, mais rarement impliqués dans les processus de décisions.

Une dizaine de jeunes activistes, formés et rémunérés par ERS, font passer le message dans les villages où ils résident. «Nous parlons à ceux avec qui nous avons grandi, dit Bonga Qakayi, 23 ans, diplômé en commerce et gestion. Les zones rurales sont négligées par le gouvernement, alors les gens sont méfiants si des règles leur sont imposées par une autorité extérieure. Beaucoup ne sont pas bien informés et se comportent sans penser au futur. C’est là où nous intervenons, pour éduquer et mettre en place de meilleurs comportements, qu’il s’agisse de rotation des pâturages, de gestion des déchets, ou de protection des sources.»

Les pâturages sont d’importants réservoirs de carbone et contribuent à la régulation du système hydrique. Les montagnes rocheuses et les collines du Cap-Oriental abritent de nombreuses sources, essentielles pour l’approvisionnement en eau du pays. Les prairies agissent comme un «système d’éponge» par lequel l’eau qui s’écoule est absorbée et libérée lentement au cours de l’année. A l’inverse, un sol érodé ne peut retenir les pluies ou le ruissellement. Les arbres exotiques, pour se développer, consomment aussi énormément d’eau – jusqu’à 70 litres par jour pour un acacia adulte. «Lorsque les arbres sont coupés, ils sont ensuite transformés en charbon, ce qui permet de créer de l’emploi et une nouvelle source de revenus, dit Sissie Matela. Comme il est produit à partir d’espèces invasives, il s’agit d’un charbon de bois certifié eco-friendly.»

Une petite victoire

Afin de «motiver» les petits paysans, ERS a mis en place une série de services dont ils bénéficient. Un système de protection des sources a été développé, des robinets installés, afin de permettre l’accès à une eau potable de qualité. Régulièrement, des ventes aux enchères mobiles sont organisées. Jusque-là, la plupart des éleveurs pouvaient seulement vendre et acheter du bétail auprès de leurs voisins, faute de moyens pour se rendre aux grandes foires aux bestiaux de la région, trop distantes. Des formations à la lutte contre les feux de brousse, des campagnes de vaccination ou de tatouage leur sont aussi proposées. «La loi stipule que le bétail doit être identifié. Cela permet de savoir à qui il appartient, explique Zola Nondula, les mains couvertes d’encre, alors qu’elle vient de marquer une soixantaine de moutons et de chèvres appartenant à deux éleveurs, dans ce village situé à environ quarante minutes de route de Matatiele. Le vol de bétail est un très grand problème dans la région. Les paysans utilisaient déjà des marques, mais celles-ci n’étaient reconnaissables que par eux. Maintenant, leurs moutons sont officiellement enregistrés, c’est une certaine protection.»

Appuyé sur la clôture qui jouxte l’enclos des ovins, Thukulo Mtshayelo, 22 ans, affiche un grand sourire. Malgré la fatigue, ces quelques heures consacrées au marquage des animaux lui apparaissent comme une petite victoire. «Il m’a fallu des mois pour convaincre le propriétaire. C’est un monsieur âgé, qui a l’habitude de faire les choses à sa manière. C’est la preuve que les mentalités évoluent», dit le jeune homme, l’un des dix eco champs ( «champions de l’écologie»), dispersés sur une zone d’environ 500 kilomètres carrés. «Nous avons réparé les clôtures, afin de pouvoir garder le bétail dans un espace défini et de permettre les rotations. Elles existaient déjà il y a longtemps, mais elles étaient en mauvais état et n’étaient plus utilisées, explique-t-il. Puis, j’ai passé un entretien, il y a trois ans, et j’ai commencé à collaborer avec ERS. Mes grands-parents élevaient du bétail, c’est ça qui m’a d’abord motivé. Mais depuis, j’ai appris énormément sur l’importance de préserver la nature. Je prends des photos des fleurs, des paysages, je les poste sur Facebook. Et j’essaie de transmettre mes connaissances.»

Sa mère, Olga Mtshayelo, est volontaire au sein de l’association des pâturages, qui organise leur gestion. «ERS ne nous impose rien. Ils nous donnent des conseils. Ensuite, nous nous réunissons et nous décidons, dit-elle. Nous fermons certaines zones, et les laissons en paix pour six mois. Il n’y a pas toujours de barrières, donc il faut surveiller et c’est parfois compliqué. La réussite dépend beaucoup de l’implication de la communauté.»

La protection de la nature se développe en partenariat avec ceux qui vivent et travaillent sur ces terres. Dans les collines autour de Matatiele, les petits paysans deviennent à la fois utilisateurs et protecteurs des pâturages et de la terre dont ils tirent profit.