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Liberté de la presse

RDC : 20 ans de prison requis contre le journaliste Stanis Bujakera

Ce vendredi 8 mars, six mois exactement après son arrestation, l’accusation a requis 20 ans de prison contre le journaliste congolais Stanis Bujakera, dans un contexte de menaces contre les voix critiques et de «suicide» suspect.
Rassemblement lors de la campagne du président Félix Tshisekedi, à Kinshasa (République démocratique du Congo), le 18 décembre 2023. (Guerchom Ndebo/REA)
publié le 8 mars 2024 à 19h59

Déjà six mois. Stanis Bujakera Tshiamala a droit aux dates anniversaires qu’on réserve d’habitude aux otages. Ce vendredi 8 mars, voilà six mois qu’il est privé de liberté. Ses «ravisseurs» sont les autorités de son propre pays, qui le maintiennent en détention sans jugement. Ce vendredi, l’accusation a requis à Kinshasa 20 ans de prison contre le jeune journaliste congolais, jugé pour un article ayant mis en cause le renseignement militaire dans la mort d’un opposant. «Vous allez le condamner à vingt ans de servitude pénale principale», notamment pour contrefaçon, faux en écriture, usage de faux, propagation de faux bruits, a déclaré le procureur Serge Bashonga au tribunal siégeant dans l’enceinte de la prison où est détenu le journaliste. Présent à l’audience, ce dernier a réclamé son «acquittement total».

Arrêté le 8 septembre, le jeune journaliste qui travaille pour Jeune Afrique, l’agence Reuters et le site congolais Actualité.cd, s’est vu reprocher un article pourtant non signé, publié par le magazine Jeune Afrique le 31 août. Article qui mentionnait un document émanant des services secrets congolais accusant le renseignement militaire d’avoir enlevé le 12 juillet puis aussitôt assassiné Chérubin Okende, porte-parole de Moïse Katumbi, le plus célèbre opposant du pays.

Nouvelle thèse

Le sujet est évidemment explosif. Okende a été enlevé au sein même du parking de la Cour constitutionnelle où il attendait le retour de son garde du corps parti déposer en son nom un courrier. A l’époque, plusieurs témoins avaient affirmé avoir vu des hommes surgir d’un pick-up Toyota blanc et forcer Okende à les suivre. On retrouvera son corps ensanglanté à l’aube du jour suivant, au volant de sa Jeep. Comme le montrait une photo largement diffusée sur les réseaux sociaux. A l’époque, même les autorités parlaient de crime, l’attribuant rapidement au garde du corps, aussitôt emprisonné.

Mais il y a tout juste une semaine, trois jours après le rejet d’une nouvelle demande de libération provisoire pour Stanis, une nouvelle thèse a surgi lors d’une conférence de presse organisée par le parquet de la République démocratique du Congo (RDC) : dévoilant pour la première fois les résultats de l’autopsie effectuée le 3 août, le procureur de la République et son collègue de la Cour de cassation, ont affirmé qu’il s’agissait d’un suicide, ce que conteste catégoriquement son parti.

«C’est une plaisanterie»

Le procureur général auprès de la Cour de cassation, Firmin Mvonde Mambu, a prévenu dès l’annonce de la thèse du suicide : «J’invite les journalistes à faire moins de commérages […] nous pouvons vous mettre la main dessus.» Une menace claire contre tous ceux qui oseraient contredire les conclusions de la justice. Bien plus, alors que la famille du défunt, visiblement choquée par cette version, exigeait l’accès au document d’autopsie, le même Firmin Mvonde Mambu informait le 2 mars que face «aux commérages en tous sens» et aux «allégations», il se devait «d’interpeller toute personne qui en serait l’auteur».

Contacté par Libération, l’avocat de la famille Okende, Me Laurent Oniemba, avoue être l’objet de constantes menaces de mort, la veuve du défunt refuse de parler à la presse internationale, visiblement par peur de ce qui pourrait lui arriver. Me Alexis Deswaef, l’avocat belge de la famille, plus protégé, ne mâche pas ses mots : «On a attendu sept mois après l’autopsie, alors que le corps de la victime reste à ce jour à la morgue de Kinshasa, pour nous présenter ce résultat ? C’est une plaisanterie», assène-t-il.

«Pas faire de vagues»

La société civile congolaise, malgré les menaces du procureur, n’a pas manqué de réagir. Elle est courageuse, mais peu soutenue. Car la communauté internationale se mure dans un silence assourdissant. Pour procéder à l’autopsie, la force de maintien de l’ONU sur place, la Monusco, ainsi qu’un expert sud-africain et une experte belge avaient pourtant été sollicités. Contacté par Libération, le ministère belge des Affaires étrangères a expliqué que l’experte belge n’apportait qu’un «appui technique et ponctuel» et qu’il ne revient pas au ministère de «commenter une affaire judiciaire». C’est un peu court. «Le plus incompréhensible, c’est l’absence de réactions des ONG internationales des droits de l’homme», s’étonne Me Oniemba, l’avocat de la famille.

«Le président Félix Tshisekedi a bétonné son pouvoir à l’issue d’élections [il a été réélu en décembre, ndlr] émaillées de fraudes. Il se sent intouchable», déplore Me Alexis Deswaef. L’avocat belge a déposé plainte en novembre à Bruxelles contre le chef du renseignement militaire, le général Christian Ndaywel Okura, en s’appuyant sur le fameux document qui a fuité au sein de Jeune Afrique et qui a justifié l’arrestation de Stanis Bujakera.

Reste à comprendre le silence des chancelleries et des ONG de défense des droits de l’homme. «Les Occidentaux ont peur, ne veulent pas faire de vagues. La RDC est un pays trop important, stratégique», confesse un expert international qui rentre de Kinshasa. Dans l’immédiat, Stanis Bujeka reste l’otage de cette omerta. Le tribunal rendra sa décision d’ici le 20 mars, a annoncé vendredi son président.