Menu
Libération
Reportage

République démocratique du Congo : les Casques bleus, «cible» impuissante d’une population meurtrie par la guerre

Libé Afriquedossier
Dans l’est du pays ravagé par les violences, les habitants s’insurgent contre la Monusco, la mission de l’ONU créée en 1999, accusée de faillir à son rôle de protection. Alors que les soldats de maintien de la paix doivent plier bagage d’ici 2024, une délégation du Conseil de sécurité est attendue ce jeudi.
A 24 ans, Deborah se retrouve avec son enfant dans le camp de déplacés de Bushagara. (Moses sawasawa/Libération)
publié le 8 mars 2023 à 19h10

Marie n’aurait jamais voulu être là. Elle déteste son histoire personnelle autant qu’elle déteste le camp de déplacés de Kigonze, en bordure de la ville de Bunia, chef-lieu de la province de l’Ituri, dans le nord-est de la république démocratique du Congo (RDC), où elle vit aux côtés de 14 000 autres personnes. En 2019, «mon village a été attaqué par des membres de la communauté Lendu, ils nous ont découpé à la machette, ils nous ont tué à coups de fusils, ils m’ont pris mes bras», raconte-t-elle dans un rythme effréné.

Devant la diplomate onusienne Bintou Keita, cheffe de la mission de maintien de la paix en RDC (Monusco, Mission de l’organisation des Nations unies pour la stabilisation en république démocratique du Congo), la rescapée retrace une énième fois son parcours, cette attaque et son infirmité, qui l’ont amenée à devenir – à contrecœur – l’une des porte-parole des femmes déplacées. Deux jeunes filles l’accompagnent. L’une, peut-être âgée de 6 ans et le visage balafré par un coup de machette, se cache derrière Marie. La seconde, à qui des miliciens de la Coopérative pour le développement de la RDC (Codeco), un mouvement «mystico-armé» qui sévit dans l’est de la RDC, ont coupé un bras, entre à peine dans l’adolescence. En fond sonore, la voisine de Marie répète inlassablement «faim, manger, faim…»

Malgré la présence d’au moins quatre bases des Casques bleus dans la zone ainsi que des forces armées congolaises, Marie ne se sent toujours pas en sécurité à Bunia. «Des gens ont été tués à deux kilomètres d’ici», précise-t-elle. L’Ituri, province qui borde l’Ouganda et le lac Albert, est secouée depuis près de vingt ans par des conflits fonciers et communautaires de basse intensité, qui connaissent ces derniers mois une nouvelle flambée de violences. Selon une note interne de la Monusco, 419 civils ont été tués entre le 1er décembre et le 15 février, dont 49 enfants. «A chaque fois, on nous regroupe pour parler de la situation, mais jamais rien ne change», s’emporte la quadragénaire une fois la délégation partie.

Marie n’est pas la seule à mettre en doute l’efficacité de la mission de maintien de la paix, la plus ancienne et la plus chère de l’histoire de l’ONU, créée en 1999. Autre région, autre contexte, même réalité pour Hélène, 22 ans. En octobre, après avoir fui les combats opposant l’armée congolaise aux éléments du groupe rebelle du M23, elle s’est installée près de la ville de Goma, capitale sécurisée du Nord-Kivu. «La Monusco est soi-disant venue ici pour nous apporter la paix», lâche la jeune femme, originaire du territoire de Rutshuru, aujourd’hui occupé par le M23. Là-bas, les Casques bleus, dont un pilier du mandat est la protection des civils, ne se sont pas interposés. «Nous, au contraire, nous percevons la Monusco comme les gens qui nous amènent la guerre», ajoute Hélène.

Une réelle et profonde crise de confiance existe entre les Congolais et les soldats de la paix. «Après beaucoup d’années de mission, il faut reconnaître que c’est un échec, et ils le reconnaissent. Je ne suis donc pas surpris de voir des jeunes manifester contre la Monusco», tance Jean-Marie Mushuganya, président d’une association culturelle de Goma. S’il est difficile de remonter aux origines de la grogne, un pic a été atteint en juillet. Lors de différentes manifestations anti-Monusco dans différentes villes de l’est de la RDC, 32 personnes ont été tuées et quatre Casques bleus ont perdu la vie.

Depuis, la tension demeure. Le 6 février, un Casque bleu sud-africain a été tué et un autre grièvement blessé par des tirs contre leur hélicoptère, au cours d’un vol en direction de Goma. Deux jours plus tard, un groupe de déplacés en colère a bloqué et assailli un convoi de la Monusco accompagné par des militaires congolais, lui aussi en route pour Goma, et mis le feu à plusieurs camions. Pour se dégager, les soldats onusiens ont procédé à des tirs de sommation qui ont fait trois victimes parmi les manifestants selon l’ONU, huit morts et une trentaine de blessés selon le gouverneur militaire du Nord-Kivu.

«Les Casques bleus sont passés de prix Nobel de la paix, en 1988, à principale cible des populations aujourd’hui», déplore un membre de la délégation, qui préfère rester anonyme. Une cible qui, pour des raisons de sécurité, se fait de moins en moins visible. A Goma, qui abrite l’une des plus grosses bases de la mission, les voitures estampillées «United Nations», si nombreuses autrefois, ont aujourd’hui déserté les rues. «Le personnel y a été réduit à peau de chagrin», constate un diplomate en poste dans le pays.

Patrouilles empêchées

Cela faisait six mois que Bintou Keita ne s’était pas rendue dans l’est de la RDC, où les près de 14 000 Casques bleus, venus majoritairement d’Inde, du Pakistan, du Bangladesh et d’Afrique du Sud, sont postés. Pour apaiser les tensions, la cheffe de la Monusco a décidé «d’engager un dialogue aussi authentique que possible» avec «la société civile au sens large», lors d’une tournée de six jours dans les villes de Goma, Bunia, Beni et enfin Bukavu. Une visite en amont de celle des ambassadeurs du Conseil de sécurité, attendus en RDC ce jeudi pour quatre jours.

Si les conversations se déroulaient à huis clos, les mines parfois déconfites des fonctionnaires onusiens sortant des salles de réunion en disaient long sur les humeurs partagées pendant les entretiens. «Au moins, on a compris qu’il y avait de nombreux défis», concède Jean-Marie Mushuganya ainsi que tous les autres participants des quatre villes.

En juin, devant le Conseil de sécurité, Bintou Keita constatait que le M23, ce groupe rebelle que Kinshasa et le groupe d’experts des Nations unies affirment être soutenu par le Rwanda, «s’est comporté de plus en plus comme une armée conventionnelle plutôt que comme un groupe armé». Si la Monusco intervient en appui logistique (essence, rations) des forces congolaises, les opérations conjointes sont quasiment à l’arrêt dans le Nord-Kivu, et les Casques bleus ne sortent plus de leurs bases. La population en colère empêche les soldats de patrouiller sous peine de se faire jeter des pierres.

«Si la Monusco part, le gouvernement ne pourra plus se cacher»

En 2022, la mission a en outre été dépossédée de huit hélicoptères armés, retournés dans leur pays d’origine, l’Ukraine. Face à l’urgence de la situation sur le terrain, l’inertie de la machine onusienne détonne. Dernier clou dans le cercueil : le gouvernement a demandé à la mission de plier bagage à l’horizon 2023-2024, soit après l’élection présidentielle, prévue en décembre.

«Nous avons des discussions accélérées avec les équipes du gouvernement à ce sujet. Nous aurons plus de réponses après la venue du Conseil de sécurité», élude simplement Bintou Keita. Depuis Bunia, l’avocat et défenseur des droits humains Christian Utheki accueille quant à lui la nouvelle à bras ouverts. Pour lui, le départ des Casques bleus permettra de jeter l’opprobre sur le gouvernement, en cas de poursuite ou d’aggravation des violences. «Si la Monusco part, le gouvernement ne pourra plus se cacher. Nous pensons d’ailleurs que ce serait bien qu’elle parte, ça prouverait que le gouvernement ne réussit pas à mettre la batterie en marche pour la sécurisation du pays», lance le juriste.

Reste à savoir si la nouvelle cible des manifestants, les forces de la Communauté d’Afrique de l’Est, dont les pays membres ont commencé à déployer des contingents kenyans, burundais et sud-soudanais dans l’est de la RDC, feront mieux que les Casques bleus. En attendant, le gouvernement congolais semble s’être entouré de partenaires plus officieux. A l’aéroport de Goma, une dizaine de voitures des forces congolaises foncent vers le tarmac. Des dizaines d’hommes blancs, kalachnikovs en bandoulière, en descendent et se dirigent vers un avion qui n’appartient à aucune compagnie aérienne. Selon plusieurs sources, il s’agit «d’instructeurs» en partie roumains, installés dans le chef-lieu du Nord-Kivu depuis le mois de novembre.