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RDC : qui est Corneille Nangaa, patron de l’Alliance du fleuve Congo, qui s’est emparé de Goma avec le M23 ?

L’ancien chef de la Commission nationale électorale a rompu avec le président Tshisekedi qu’il avait pourtant contribué à faire élire, allant jusqu’à s’allier avec ses ennemis du M23, rebelles pilotés par le Rwanda.
Corneille Nangaa le 1er février à Goma. (Tony Karumba /AFP)
publié le 5 février 2025 à 15h37

Corneille Nangaa est un homme de costumes. Le dernier en date est la panoplie complète du guérillero. Le chef de l’Alliance du fleuve Congo (AFC), coalition politico-militaire portée par le mouvement rebelle M23 et son parrain rwandais, portait un treillis camouflage, une casquette assortie et une barbe blanche révolutionnaire pour sa première conférence de presse après la chute de Goma, le 29 décembre, dans un salon de l’hôtel Serena. Voilà le courtois technocrate électoral de 54 ans, bien connu des Congolais pour avoir dirigé la Commission électorale nationale indépendante (Céni) du temps du président Joseph Kabila, bombardé seigneur de guerre, nominalement à la tête d’une organisation qui s’est taillé par la force un territoire de 10 000 kilomètres carrés dans l’est du pays.

Pour l’opinion publique, la métamorphose est dure à avaler. Nangaa est-il un simple «pantin» du Rwanda dans cette affaire, comme on le répète à Kinshasa ? Pourquoi cette bascule dans la lutte armée ? Croit-il vraiment à ses chances de renverser le pouvoir congolais ? Depuis son pupitre de l’hôtel Serena de Goma, il a promis de «continuer la marche de libération» jusqu’à atteindre la capitale, à 1 500 kilomètres de là. «Nous irons jusqu’à Kinshasa pour évacuer ces jouisseurs tribalistes et mettre fin à ce théâtre de mauvais goût», avait annoncé Nangaa l’an dernier dans une interview à la Libre Belgique. Les troupes du M23, appuyées par les soldats de l’armée rwandaise, progressent aujourd’hui en direction du sud. Mercredi 5 février, elles se sont emparées de la cité minière de Nyabibwe, à 100 kilomètres de Bukavu, la capitale provinciale du Sud-Kivu.

Carrière d’expert électoral

Corneille Nangaa n’est pas un homme des Kivu. Il est originaire de la province du Haut-Uele, dans le nord-est de la république démocratique du Congo, «qui a toujours eu un poids très faible dans les affaires nationales», explique Alphonse Maindo, professeur de sciences politiques à l’université de Lubumbashi. Après une licence d’économie obtenue à Kinshasa, Corneille Nangaa a mené une brillante carrière d’expert électoral. Dans les années 2000, il sillonne l’Afrique centrale pour observer les scrutins, conseiller leurs organisateurs et former des techniciens. Son costume d’alors : l’éternel gilet à poche marron des observateurs électoraux, complété par la casquette assortie. «C’est un homme compétent : il est diplômé, certifié, expérimenté, et tout le monde le reconnaît», rappelle un acteur de la société civile spécialisé dans les questions électorales.

Sa nomination à la tête de la Céni, en 2015, fait pourtant l’objet d’un violent bras de fer entre le président Kabila, qui défend sa candidature, et l’Eglise catholique, qui s’y oppose farouchement. «La Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco) voulait que quelqu’un de la société civile soit nommé, comme le prévoyaient les textes. Nangaa était marqué politiquement, il travaillait avec le régime depuis longtemps», rappelle Alphonse Maindo. Au vu de l’élection tumultueuse qui se profile, alors que Joseph Kabila a atteint la limite constitutionnelle des deux mandats, le choix du président de la Céni est crucial.

Kabila tient bon et impose Nangaa. «C’est ce qu’on appelle une nomination sous billets verts, achetée à coups de pots-de-vin. On savait que c’était le candidat du pouvoir, poursuit le même expert électoral. Sa compétence n’a jamais été mise en doute, mais son intégrité et sa moralité, si, dès le départ.» La Cenco claque la porte des négociations interconfessionnelles censées baliser le processus électoral.

Liste des sanctionnés du Trésor américain

Le scrutin, plusieurs fois reporté, a finalement lieu le 30 décembre 2018 dans un contexte incandescent. Pourtant, personne n’avait imaginé le scénario fou des résultats officiellement proclamés par Corneille Nangaa, dix jours plus tard. Le candidat du pouvoir, Emmanuel Ramazani Shadary, est battu (avec 24 % des suffrages). Mais celui de la coalition de l’opposition, Martin Fayulu, est battu aussi (35 %). C’est un troisième homme, l’opposant Félix Tshisekedi, qui est annoncé vainqueur par le président de la Céni (39 %).

La Cenco et son réseau d’observateurs – le plus étendu et le plus crédible – accusent immédiatement le régime de fraude. Redoutant une explosion de violence, Joseph Kabila a renoncé à imposer son dauphin Shadary. Mais il aurait largement trafiqué les résultats pour empêcher la victoire de Fayulu, l’opposant radical qui a promis une purge des réseaux kabilistes. Se noue donc un pacte faustien entre le président sortant et Félix Tshisekedi. Le Congo connaît sa première alternance pacifique – à défaut de la vérité des urnes. Corneille Nangaa donne son blanc-seing, en validant publiquement ces résultats manifestement truqués.

Dans le nouveau Congo de Tshisekedi, le président de la Céni tente de se ménager une place. Sa femme est élue députée provinciale, son frère nommé gouverneur du Haut-Uele. La famille s’enrichit, acquiert un hôtel à Kinshasa et une belle maison dans le centre-ville. «Ce n’est certainement pas avec son salaire de haut fonctionnaire à la Céni qu’il a pu gagner tout cet argent, or il a acheté tout cela pendant son mandat», grince un autre acteur de la société civile. Depuis 2016, Corneille Nangaa a surtout investi dans le secteur aurifère, avec la bénédiction du régime Kabila. Par le biais d’associés, il a mis la main sur un lot de trois permis miniers prometteurs non loin de sa région natale. C’est le Nangaa des costumes trois-pièces et des montres de luxe, «affable, bon vivant, qui aime dominer ses interlocuteurs, moqueur mais jamais méchant», décrit l’un de ses visiteurs de l’époque.

Mais sa gestion des élections le rattrape. Le Trésor américain le place sur la liste des personnes sanctionnées le 21 mars 2019, dénonçant la «corruption persistante de hauts fonctionnaires de la Céni», qui ont «entravé le processus démocratique et ont échoué à faire en sorte que le vote reflète la volonté du peuple congolais». Ses avoirs sont gelés et ses comptes paralysés par la mise à l’index de Washington. Alors que les relations entre Kabila et Tshisekedi se dégradent, Corneille Nangaa, «qui n’est pas du tout un personnage radical, tente de préserver ses intérêts jusqu’au bout», relate Alphonse Maindo.

Candidat à la présidentielle en 2023

En vain. Des proches du nouveau pouvoir congolais vont profiter de l’état de faiblesse du président de la Céni, acculé, pour lui racheter ses titres miniers. Mais Corneille Nangaa affirme qu’il n’a jamais touché les 20 millions de dollars de la vente. Une enquête du média d’investigation Africa Intelligence, parue en janvier 2022, raconte par le menu cette opération de règlements de comptes politico-financière «potentiellement embarrassante pour les autorités congolaises».

Pour Nangaa, cette spoliation va précipiter la rupture. Il annonce d’abord, à la surprise générale, sa candidature à l’élection présidentielle de décembre 2023, avant de jeter l’éponge au bout de quelques mois. Qui, mieux que lui, le grand expert électoral, sait qu’il n’a aucune chance de remporter le scrutin présidentiel congolais ? «Il considère que Félix Tshisekedi l’a trahi, qu’il n’a pas respecté les termes de l’accord passé avec Kabila, qu’on lui a arraché ses biens, résume le professeur de sciences politiques. Mais il a vite compris qu’il ne pourrait pas obtenir réparation par la voie des urnes.» Amer, Corneille Nangaa laisse ouvertement entendre, dans les médias, qu’il a couvert la fraude de 2018. «Un accord politique a été conclu et je demeure convaincu qu’il ne faut pas le jeter dans les poubelles de l’histoire, parce qu’il a sauvé la République d’un possible bain de sang», affirme-t-il à Jeune Afrique. Se disant menacé après ses révélations, il quitte le pays.

Condamné à mort

Nangaa réapparaît à Nairobi le 15 décembre 2023. Il annonce en conférence de presse la création de l’Alliance du fleuve Congo (AFC), une plateforme politico-militaire d’opposition qui repose en réalité sur un seul groupe armé, prépondérant : le M23, soutenu par le Rwanda. Celui-ci s’est taillé un territoire significatif dans la province du Nord-Kivu et continue de repousser l’armée congolaise. Nangaa s’associe donc aux rebelles. L’ex-président de la Céni devient la tête politique de l’AFC, tandis que le «général» Sultani Makenga, chef militaire du M23, continue de superviser les opérations armées.

«Le Rwanda, parrain du M23, avait besoin d’une figure extérieure au mouvement, présentable, pour donner une résonance nationale à l’insurrection, estime Alphonse Maindo. Nangaa est éduqué, il n’est pas Tutsi [à la différence des principaux cadres du M23, ndlr], et il a un carnet d’adresses dans toute la sous-région.» A Kinshasa, le gouvernement congolais fulmine. Un procès est organisé à la hâte en juillet 2024, à l’encontre de 26 prévenus accusés de complicité avec la rébellion du M23. Corneille Nangaa est condamné à mort in absentia pour «crimes de guerre», «participation à un mouvement insurrectionnel» et «haute trahison». Les organisations de défense des droits de l’homme dénoncent une justice expéditive.

Le patron de l’AFC savoure aujourd’hui sa revanche. Lors de son discours de Goma, il est revenu sur les conditions de la victoire de Félix Tshisekedi en 2018, lui déniant toute légitimité. «Il n’a jamais gagné l’élection, a cinglé l’ancien patron de la Céni. Si j’ai créé le monstre, je pense qu’il m’appartient de défaire le monstre.» Sa marge d’autonomie, au sein de la rébellion, est cependant sujette à caution. Il est peu probable que Nangaa «puisse prendre la moindre initiative». Le chef de l’AFC dépend entièrement de ses alliés sur le plan militaire. Or les objectifs du M23, et encore plus du Rwanda, ne sont pas exactement alignés avec ceux de Nangaa. «Cet homme qui a passé la moitié de sa vie à tenter de bâtir un processus démocratique dans son pays veut aujourd’hui conquérir le pouvoir par les armes, s’étonne encore l’un de ses anciens collègues. Pour qui est-ce le plus triste ? Pour lui ou pour le Congo ?»