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Libération
Etat d'urgence

République démocratique du Congo: «Nous prions pour que la guerre se termine et que nous en sortions vivants»

A Rutshuru, dans l’est, les combats entre le groupe M23, chassé du pays en 2013, et l’armée congolaise alliée à des miliciens locaux ont provoqué une nouvelle crise humanitaire. L’ONU estime que près de 200 000 personnes ont été déplacées depuis la fin du mois de mars.
Rumboneza, 37 ans, à Rushturu le 2 juillet. Il a quitté son village, Changi, avec sa famille, pour échapper aux affrontements. Sa femme et son oncle paternel ont été tués pendant la fuite. (Moses sawasawa/Libération)
par Patricia Huon, envoyée spéciale à Rutshuru
publié le 1er août 2022 à 8h00

Depuis le camp militaire de Rutshuru, les tirs d’artillerie tonnent à intervalles réguliers. Ce jour-là, non loin de là, les Forces armées congolaises (FARDC) se livrent à d’âpres combats contre les rebelles du M23. Les obus s’abattent au hasard, dans une tentative de tenir le front qui se rapproche de la route qui mène à Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu, à environ 70 kilomètres plus au sud. La dernière grande offensive s’est déroulée le 8 juillet. Depuis, les deux camps observent un cessez-le-feu qui ne dit pas son nom, après s’être violemment affrontés pendant plusieurs mois.

«Quand j’ai entendu le crépitement des balles, j’ai couru pour rentrer à la maison. Mais quand je suis arrivé, mes parents étaient déjà partis», dit David Iragoha, un garçon de 12 ans venu de Bunagana, un carrefour commercial à la frontière ougandaise, pris par les rebelles le mois dernier. «C’était la panique, tout le monde fuyait. Un voisin m’a dit de le suivre, et nous avons marché jusqu’ici.»

Départs dans la peur et la précipitation

Selon les Nations unies, près de 200 000 personnes ont été déplacées par les combats depuis fin mars. Des milliers de familles ont trouvé refuge à Rutshuru. Dans un stade qui accueillait des matchs de football, de grandes tentes blanches ont été plantées dans l’urgence. A la nuit tombée, hommes, femmes et enfants s’y entassent, à même le sol, collés les uns aux autres. Les nouveaux arrivants qui n’ont pas trouvé de place se contentent des gradins. «Tous les jours, nous sommes plus nombreux. Je ne peux pas retourner chez moi tant que les rebelles sont là. Je n’ai pas confiance. Ils ont pillé et tué des civils par le passé. Ils reviennent avec des noms différents, mais ce sont les mêmes depuis plus de 25 ans», dit Elisabeth Mwamini, dont le mari a été tué par le Rassemblement congolais pour la démocratie, un autre mouvement rebelle, soutenu par le Rwanda à la fin des années 90.

La plupart des déplacés sont partis dans la peur et la précipitation, sans rien emporter, et ne survivent que grâce à la solidarité de la population locale. L’accès à l’eau est insuffisant, une seule distribution de nourriture a pris place, il y a deux mois. Depuis, plus rien. «Ma femme et les petits font du porte-à-porte pour trouver à manger. Parfois les gens sont généreux, parfois, nous restons le ventre creux», se plaint Jean de Dieu Yakaremye, un instituteur, père de quatre enfants. «Nous prions pour que la guerre se termine et que nous en sortions vivants».

Les organisations humanitaires évoquent le manque de moyens, les difficultés d’accès et le fait que cette crise vient s’ajouter à une série d’autres dans la région, alors que la situation sécuritaire à l’est de la RDC ne cesse de se détériorer depuis fin 2019. Avec une accélération, depuis l’instauration d’un «état de siège», transférant tous les pouvoirs civils à l’armée et à la police dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri en mai 2021. Malgré la promesse sécuritaire, plus de 2 500 civils ont été tués en un an dans ces deux provinces, soit deux fois plus que l’année précédente.

Une armée nationale inefficace

«Initialement, nous pensions que ces déplacés rentreraient chez eux rapidement. Maintenant que le conflit perdure, nous devons replanifier notre réponse, en collaboration avec le gouvernement congolais», dit Joseph Inganji, chef du Bureau de la coordination des affaires humanitaires en République démocratique du Congo. Mais les ressources sont limitées. «Pour 2022, nous avons lancé un appel de fonds de 1,8 milliard de dollars [. Nous avons reçu à peine 20 % de ce montant.»

A l’hôpital de Rutshuru, début juillet, les uniformes militaires étaient partout, dans le dédale des allées, sur les lits, jusqu’aux cordes à linge où ils sèchent encore, tachés de sang. Les soldats affluent, blessés par balles ou par des éclats d’obus. Tous les jours, des corps sont entreposés à la morgue, avant d’être ramenés aux familles, dans un cercueil. «Nous nous battons vaillamment. Mais à chaque fois que nous gagnons du terrain, l’ennemi revient avec encore plus d’hommes», dit un sergent, vêtu d’un treillis sale, la main emmaillotée dans un pansement, un doigt amputé. «Ils sont très bien armés. Ils ont même abattu des hélicoptères.»

Les autorités congolaises, jusqu’au président Félix Tshisekedi, accusent le Rwanda de soutenir les rebelles, comme ce fut le cas lors d’une précédente insurrection du M23, il y a dix ans. Kigali dément toute implication, et la tension est montée entre les deux pays. «Nous combattons deux armées : le Rwanda et l’Ouganda. Certains jours, plus de 100 obus sont tirés sur nos positions», affirme un officier supérieur congolais, qui souhaite garder l’anonymat et dénonce «une agression injustifiée». Reste que l’inefficacité de l’armée nationale, minée par la gabegie, est régulièrement dénoncée dans les rapports du groupe d’experts des Nations unies. Ses soldats sont mal payés, mal commandés, corrompus et souvent démotivés.

La cheffe de la mission des Nations unies au Congo, Bintou Keita, a pour sa part considéré que le M23 «se comporte de plus en plus comme une armée conventionnelle plutôt que comme un groupe armé. […] Il possède une puissance de feu et des équipements sophistiqués». En 2012, le M23, mené par des officiers tutsis qui avaient fait défection de l’armée congolaise, avait réussi à s’emparer de Goma, ville de 2 millions d’habitants, avant de battre en retraite une semaine plus tard. Après leur défaite, l’année suivante, les insurgés se sont réfugiés de l’autre côté de la frontière, en Ouganda et au Rwanda. Des accords de paix ont été signés. Pendant près d’une décennie, un cessez-le-feu fragile a été respecté. Mais les promesses d’amnistie et de réintégration des membres du M23 au sein de l’armée ne se sont pas concrétisées. «Rien de ce qui avait été convenu n’a été appliqué», dit Willy Ngoma, le porte-parole du M23, joint par téléphone. «Nous voulons un dialogue. Mais on nous traite de terroristes et on dit que nous sommes rwandais pour nous discréditer

Des négociations dans l’impasse

Lui affirme officiellement que son mouvement n’a, cette fois, pas l’intention de tenter de conquérir Goma. Mais certains analystes pensent que les rebelles tentent de forcer des négociations, actuellement dans l’impasse. Un nouveau round de pourparlers entre plusieurs groupes armés et le gouvernement congolais avait été initié en avril à Nairobi, au Kenya, sous l’égide de la Communauté des pays d’Afrique de l’Est, tout récemment intégrée par la RDC. Un nouveau programme de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) doit être mis en œuvre. «C’était une opportunité pour le M23 de pousser ses revendications», estime Jason Stearns, fondateur du Congo Research Group à l’université de New York, qui avance également «des intérêts sécuritaires et économiques» des pays voisins. «L’année dernière, l’armée ougandaise a lancé une intervention conjointe avec les FARDC dans l’est. En parallèle, il y a eu un accord pour la construction de routes, dont l’armée ougandaise assurerait la sécurité. Il y a une profonde méfiance entre l’Ouganda et le Rwanda. Kigali a très certainement perçu cela comme une menace», considère-t-il.

Le président Félix Tshisekedi a rencontré son homologue rwandais, Paul Kagame, en Angola le 6 juillet. Ils se sont entendus sur une feuille de route prévoyant un cessez-le-feu et une «désescalade des hostilités». Le chef de l’Etat congolais, qui a pris ses fonctions en 2019, est sous pression. Il avait fait de la pacification de l’est du pays une priorité de son quinquennat, mais l’état d’urgence n’a abouti qu’à la dégradation de la situation sécuritaire. Avec une élection prévue l’année prochaine, le temps presse.

«Sous la présidence de Tshisekedi, il y avait eu un rapprochement avec le Rwanda. Cette nouvelle flambée de violence nous a surpris», s’étonne Nene Morisho, coordinateur de l’institut de recherche Pole, à Goma. Des manifestations hostiles au Rwanda ont eu lieu dans plusieurs villes du pays, des messages de haine se sont répandus sur les réseaux sociaux, des magasins appartenant à des rwandophones ont été pillés. Les Tutsis congolais font les frais de dangereux amalgames. «Le retour du M23 nous met dans de sales draps. On nous soupçonne de soutenir les rebelles, des gens ont été arrêtés et interrogés. Nous avons même été témoins de contrôles au faciès des passagers de véhicules par des groupes de jeunes», déplore David Karambi, le président de la communauté tutsie à Goma.

Profitant d’un élan de solidarité peu commun de la population, les FARDC recrutent pour contrer l’«envahisseur». Personne ne connaît avec exactitude le nombre de morts parmi les rangs des militaires. L’armée régulière combat l’ennemi commun aux côtés de groupes armés qui pullulent dans la région, où ils multiplient les exactions et terrorisent les populations civiles depuis des années. Kinshasa dément cette collaboration, qui a été confirmée par plusieurs témoins à Libération. «Les FARDC nous ont donné des AK-47. Mais ils nous ont dit que nous devrions les rendre lorsque le M23 serait repoussé», confie dans un sourire narquois un jeune homme de 17 ans, membre d’une milice d’autodéfense maï-maï. Une alliance forcée et opportuniste avec laquelle se perpétue la prolifération des armes, l’enrôlement d’enfants-soldats et les conflits communautaires, alors que ces groupes armés sont le plus souvent formés selon des lignes ethniques. Les précédents programmes de DDR ont tous échoué. Plusieurs milliers d’ex-combattants qui s’étaient rendus après l’investiture du président Félix Tshisekedi, en 2019, ont ensuite été livrés à eux-mêmes. Beaucoup n’ont eu d’autre choix que de retourner au maquis.

«Certains sont prêts à reprendre la vie civile, mais d’autres veulent être intégrés dans l’armée ou la police. Le problème, c’est qu’on ne peut pas continuer de récompenser les combattants rebelles avec des promotions», constate Josaphat Musamba, chercheur sur la dynamique des conflits à l’université de Gand, en Belgique. Le bruit des armes est comme celui d’un disque rayé dans l’est du Congo, la guerre tourne en boucle, et la désolation qu’elle entraîne laisse un goût amer de déjà-vu.