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Libération
Témoignage

Un rescapé de Moura, au Mali: «Je discutais avec quelqu’un et la minute d’après, il était appelé pour l’exécution»

Du 27 au 31 mars, des militaires maliens et russes ont exécuté des centaines de personnes désarmées dans un village du centre du Mali. «Libération» a rencontré un témoin, détenu pendant plusieurs jours et forcé de ramasser les cadavres.
Entre Mopti et Sévaré dans le centre du Mali, le 18 mars 2021. Selon des organisations de défense des droits humains, le massacre de Moura aurait fait aurait fait au moins 300 victimes, selon Human Rights Watch. (Michele Cattani/AFP)
publié le 10 avril 2022 à 16h38

Des coups de feu claquent, Assane tressaille. Il tourne le regard vers la télévision fixée au mur. Des policiers allemands et des bandits en blouson de cuir échangent des tirs sur une autoroute, dans un feuilleton d’après-midi. De ceux où les méchants s’effondrent en hurlant dans une dernière gesticulation théâtrale. Cette violence de fiction lui arrache un sourire nerveux. Elle doit lui paraître ridicule tant elle se distingue de l’horreur d’un vrai assassinat : banale, inesthétique, où les corps se plient sans soupir sous les balles. Comme l’exécution sommaire à laquelle il a réchappé.

Affaissé dans un molletonneux canapé d’une maison en banlieue de Bamako, le jeune homme est l’un des premiers rescapés de l’attaque du village de Moura, dans le centre du Mali, à atteindre la capitale. Assane n’est pas son vrai prénom. Il a été modifié pour protéger son identité. Selon l’armée malienne, l’«opération d’opportunité aéroterrestre de grande envergure» menée du 27 au 31 mars, à Moura, aurait permis la neutralisation de «203 terroristes». Selon des organisations de défense des droits humains, cette opération aurait fait au moins 300 victimes selon Human Rights Watch, en grande majorité des civils désarmés. Il a fallu quelques jours de voiture à Assane pour trouver un abri loin du carnage. Des amis l’ont exfiltré. Ce jour-là, ils sont six assis autour de lui, sur des sofas ou le dos appuyé contre un mur, la plupart ressortissants de Moura. Ils écoutent attentivement le récit de l’attaque de leur village, déroulé comme une longue catharsis.

L’assaut a débuté le dimanche 27 mars, à 11 h 20, raconte-t-il. Assane, originaire d’un village voisin, était à Moura pour déposer des commerçants venus vendre leurs marchandises à la foire dominicale, lorsqu’il a vu deux hélicoptères survoler le marché et ouvrir le feu sur des fuyards en panique. Il s’est mis à l’abri dans un magasin d’alimentation. «L’un des hélicoptères a déposé des soldats blancs à l’est du village et le second en a déposé à l’ouest, raconte-t-il. Ils étaient armés jusqu’aux dents, des chargeurs partout. Certains avaient des casques, des sacs, des vêtements camouflés. Ce sont ces soldats qui ont fait le plus de dégâts durant les cinq jours. Toute personne qui essayait de se sauver était tuée. Ceux qui tombaient n’avaient pas d’armes dans les mains. C’était des innocents.»

Les heures passent et les corps s’entassent

Assane est rapidement capturé. «J’ai fait partie de la première vague d’arrêtés. Les soldats blancs ont commencé à rassembler les gens vers le fleuve, au sud du village. Nous étions nombreux, entre 600 et 1 000 personnes. Ils nous ont mis ventre à terre et nous sommes restés comme ça, dans le sable, en plein soleil, jusqu’à 18 heures environ.» Son visage s’assombrit, il fixe le mur. Le petit auditoire se fait plus attentif. «Les soldats nous ont alors demandé de nous lever, puis ont commencé à pointer le doigt vers certains prisonniers en disant : “Lui, c’est un jihadiste”, et le tuaient. Ils observaient les visages, les barbes, les pantalons [les jihadistes obligent les hommes à porter des pantalons coupés, ndlr] et tuaient. Ils ont passé la nuit à prendre des gens parmi nous pour les exécuter.»

Assane roule une bague ébréchée entre ses doigts, la glissant de l’auriculaire à l’annulaire dans un geste machinal. Il reprend : «C’était un blanc avec un bâton qui venait chercher les gens. Il tapait sur la tête des personnes : “Toi là, lève-toi !” jusqu’à ce qu’il ait le nombre voulu. Puis, les amenait derrière une maison en construction, à quelques mètres, où se tenaient un soldat malien et un autre soldat blanc. Ce sont eux qui exécutaient. Ils ne prenaient même pas le temps d’attacher les mains ou de bander les yeux, ils tuaient seulement, certains alors qu’ils marchaient encore. Une balle et c’est tout.»

Derrière cette maison en construction, les heures passent et les corps s’entassent. Le lundi et le mardi, de nouveaux hélicoptères atterrissent et déposent davantage de soldats maliens. Ils ratissent le village. «Les Fama [Forces armées maliennes] faisaient des descentes du matin jusqu’au soir et amenaient de nouveaux détenus. Ils les classaient en deux groupes : terroristes soupçonnés et collaborateurs potentiels. Ils tuaient rapidement les gens du premier groupe.» Assane comprend que deux autres sites de détention que le sien sont établis à l’est et à l’ouest du village. Il entend parfois des coups de feu résonner de l’autre côté.

«Au début, j’avais très peur, souffle Assane. Je discutais avec quelqu’un et la minute d’après, il était appelé pour l’exécution. Je me disais que mon tour viendrait. Mais les heures se transformaient en jours et la peur disparaissait.» La résignation le libère même de la crainte d’interpeller ses geôliers. Un interprète des Fama confirme alors ce qu’Assane soupçonnait. Ces «soldats blancs» qui tuent ses amis parlent russe. Depuis le début de l’année, des militaires russes travaillent aux côtés des Fama. L’Europe affirme qu’ils sont des mercenaires appartenant à la société de sécurité privée Wagner. Bamako ne parle que «d’instructeurs russes» venus aider l’armée malienne.

Cinq jours de calvaire

A Moura, plusieurs fois par jour et au cours de la nuit, les détenus sont sélectionnés pour être exécutés. Assane ne dort pas. «J’ai vu des gens que je connaissais très bien, qui n’ont rien à voir avec les jihadistes, qui les détestent même, se faire tuer sous mes yeux. Même un enfant de 10 ans a été tué.» Les soldats donnent à peine de quoi boire et manger aux détenus. A deux reprises, Assane reçoit l’ordre de rapporter des cigarettes pour le groupe. Il fait plus de 40 °C, les têtes tournent et les premiers cadavres commencent à se décomposer au soleil. L’odeur est pestilentielle. Les soldats forment deux équipes parmi les détenus. L’une est chargée de creuser une fosse, l’autre de ramasser les cadavres pour les y jeter. Assane, avec une vingtaine de compagnons, charge les charrettes. «Les corps étaient gonflés et déformés, on ne pouvait les reconnaître qu’à leurs vêtements.» Du mercredi au jeudi, avec ses codétenus, ils ramassent ainsi 180 corps. «Nous étions si épuisés que les militaires ont dû nous remplacer.»

Le jeudi matin, la délivrance arrive enfin. «Ceux qui veulent vivre, déposez les armes. Si vous voulez mourir comme ceux-là dans la fosse, alors retournez vers les jihadistes et nous viendrons à nouveau vous tuer», avertit un soldat malien avant d’embarquer dans l’hélicoptère. Déshydratés, exténués par cinq jours de calvaire, Assane et les survivants errent dans le village à la recherche de proches. Ils trouvent des corps éparpillés qu’ils enterrent dans des tombes individuelles, creusées à la hâte. Puis, Assane quitte Moura avec sa mère, elle aussi prisonnière. Sur la route, ils découvrent et enterrent encore 21 personnes, a compté Assane.

C’est l’heure de la prière. Les amis d’Assane s’agenouillent sur le tapis du salon. Lui veut s’adresser aux autorités. «Que les soldats du rang cessent de tuer les innocents, clame-t-il. Ils ont fait trop de veuves et d’orphelins. Les jihadistes nous menacent, nous commandent de laisser pousser nos barbes, de couper nos pantalons. Puis, les Fama, censés nous protéger, viennent nous tuer. Ça ne fait qu’ajouter de l’instabilité au Mali.» Voilà une semaine que l’attaque a eu lieu. Avant de quitter le salon pour la rupture du jeûne, Assane reçoit un message. De nouveaux corps ont été découverts à Moura.