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Récit

Une semaine de turbulences en cascade au Sahel, où la France reste hors-jeu

La fin de l’accord d’Alger au Mali, l’enlèvement de Guy-Hervé Kam, célèbre avocat au Burkina Faso, comme la défiance dont fait preuve le Niger, et même le Tchad, confirment que tous les signaux sont au rouge au Sahel. La France qui s’en est désengagée, ne semble pas pour autant regrettée.
Le président du Tchad Mahamat Idriss Déby et le président russe Vladimir Poutin à Moscou le 24 janvier. (Mikhail Metzel/AP)
publié le 27 janvier 2024 à 9h02

Dans les vastes étendues désertiques, il faut craindre autant les mirages que les sables mouvants. C’est une leçon qui s’applique à quatre pays du Sahel, confrontés à l’insécurité jihadiste, désormais tous gouvernés par des juntes militaires. Au cours de la semaine écoulée s’y sont révélés des malaises inquiétants aux conséquences imprévisibles – si ce n’est la marginalisation confirmée de l’ex-puissance coloniale, la France.

Au Mali, l’accord de paix définitivement enterré

Dirigé par le colonel Assimi Goïta depuis le coup d’Etat de mai 2021, le second en moins d’un an à l’époque, le régime en place a annoncé jeudi soir la fin de l’accord d’Alger, conclu en 2015 avec des groupes touaregs indépendantistes, implantés dans le nord du pays. Conclu avec la bénédiction de la France et de l’Algérie, cet accord prévoyait plus d’autonomie régionale en échange d’un désarmement des combattants. Il avait été longtemps considéré comme essentiel pour tenter de stabiliser le Mali, confronté à une grave crise sécuritaire depuis 2013. Reste qu’il n’a jamais été appliqué, et a toujours été considéré comme une entorse à la souveraineté nationale par le pouvoir central de Bamako, à plus de 1 500 km plus au sud. Même avant les putschs successifs qui ont changé la donne et ont conduit au retrait des forces françaises, achevé en août 2022.

Après la rupture avec la France, la junte malienne n’avait pas caché son envie d’en découdre. Les combats ont alors repris et se sont même accélérés après l’annonce, en fin d’année dernière, du retrait total de la Minusma, la mission de la paix de l’ONU, en place depuis dix ans. Le 22 novembre, appuyé par leur nouvel allié russe et plus précisément par les mercenaires de Wagner, les forces maliennes ont repris le contrôle de Kidal. Mais l’annonce officielle, ce jeudi, de la fin de l’accord d’Alger ouvre en réalité une nouvelle brèche, car c’est cette fois l’Algérie qui est ouvertement défiée. Pour justifier sa décision de jeter l’accord dans les poubelles de l’histoire, Bamako a déploré «une multiplication d’actes inamicaux, de cas d’hostilités et d’ingérence dans les affaires intérieures du Mali», clairement attribués aux autorités algériennes, accusées de considérer le Mali «comme leur arrière-cour ou un Etat paillasson». Entre voisins, on ne saurait faire plus amical.

En cause, notamment, de récents séjours à Alger de délégations de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), qui représente les mouvements séparatistes du Nord. Leur implantation en Algérie est pourtant un secret de polichinelle. L’un de leurs représentants, Mohamed Elmaouloud Ramadane, a aussitôt réagi : «Tous les canaux de négociation sont désormais fermés […]. Nous n’avons pas d’autre choix que de livrer cette guerre qui nous est imposée par cette junte illégitime», a-t-il déclaré. Alors que ce vaste espace septentrional reste en proie aux attaques jihadistes de deux mouvements rivaux, l’un affilé à Al-Qaeda, l’autre à l’Etat islamique, la hache de guerre est donc déterrée entre indépendantistes touaregs et le pouvoir central à Bamako. «La première conséquence de cette rupture avec l’Algérie sera son soutien encore plus actif aux groupes indépendantistes», prévient un cadre touareg, contacté par Libération. Adieu mirage, la fin d’un accord obsolète pourrait encore plus faire sombrer le pays dans les sables mouvants d’une insécurité amplifiée.

Au Niger, une médiation avortée dans la confusion

Un temps considéré comme le possible point de repli du dispositif militaire français après son retrait du Mali, ce pays aussi vaste que son voisin, grand comme deux fois la France, subit également une insécurité jihadiste qui semble incontrôlable. Lui aussi est désormais gouverné par une junte militaire, depuis le coup d’Etat qui a évincé, le 24 juillet dernier, le président Mohamed Bazoum. Ce dernier, qui refuse toujours de démissionner, est depuis retenu prisonnier dans sa résidence de Niamey, la capitale. Sa surveillance a même été renforcée après une supposée tentative d’évasion, le 19 octobre. L’organisation régionale, la Cédéao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest), a multiplié les tractations pour obtenir sa libération. Elle a déjà obtenu le 8 janvier celle du fils du président, Salem Mohamed Bazoum, jusqu’alors détenu avec ses parents. Aussitôt libéré, il a été exfiltré vers le Togo, qui joue un rôle important dans les coulisses des négociations.

L’arrivée d’une délégation de la Cédéao, jeudi, était donc censée faire avancer le dossier de la libération du président. Mais un étonnant cafouillage de dernière minute a conduit à l’annulation brutale de cette mission. Seul le ministre des Affaires étrangères du Togo, l’incontournable Robert Dussey, a pu atterrir à Niamey. Le reste de la délégation a-t-elle été empêchée d’atterrir suite à des problèmes techniques ? Les explications sont, dans l’immédiat, confuses. Mais la réaction, dès jeudi, du Premier ministre de la transition nigérienne, un civil, Ali Mahamane Lamine Zeine, ne risque pas de détendre l’ambiance. Face à ce report, il a dénoncé «la mauvaise foi» de la Cédéao et «probablement des pays qui sont derrière». Nul besoin d’un décodeur pour comprendre qu’il vise ainsi la France, toujours soupçonnée de manœuvrer en coulisse. Est-ce un mirage ? Le discours, en tout cas, fait mouche auprès d’une population qui a soutenu l’arrivée de la junte et multiplié les manifestations devant les bases françaises et l’ambassade de France, jusqu’à sa fermeture définitive le 2 janvier.

Au Burkina Faso, des enlèvements en cascade

Dans ce petit pays coincé entre le Mali et le Niger, deux coups d’Etat successifs, en janvier et septembre 2022, ont également placé les militaires au pouvoir sur fond de désillusions multiples, toujours les mêmes : l’incapacité, malgré le soutien de la France, de résoudre l’emprise toujours croissante des groupes jihadistes, et la perte de crédibilité d’élites perçues comme corrompues et déconnectées. Comme à Bamako et Niamey, les foules ont acclamé les mutins qui se sont empressés de rompre avec la France et de nouer de nouveaux partenariats avec la Russie. Présent au sommet Russie-Afrique, fin juillet à Saint-Pétersbourg, le nouveau maître du pays, le capitaine Ibrahim Traoré, 35 ans, a multiplié les signes d’allégeances et tenu un discours très dogmatique, qui se voulait inspiré par la grande figure tutelle du pays, Thomas Sankara, lui aussi arrivé à la tête du pays à la faveur d’un putsch avant d’être assassiné quatre ans plus tard, en 1987.

Son indépendance d’esprit et son engagement à libérer son pays de l’héritage colonial ont forgé sa légende de héros sacrifié. L’un des plus fervents défenseurs de son héritage, très impliqué dans la révolution populaire qui a détrôné en 2014 le dictateur Blaise Compaoré, successeur de Sankara, est certainement l’avocat Guy-Hervé Kam. Nous l’avions rencontré dans les moments fébriles où semblait s’ouvrir une nouvelle page d’espoir pour le «pays des hommes intègres». Dans la nuit de mercredi à jeudi, alors qu’il se trouvait à l’aéroport de Ouagadougou, la capitale, l’avocat a été enlevé par des hommes en civil. Depuis, aucune nouvelle de cet ancien magistrat, aujourd’hui coordinateur national du mouvement Servir et non se servir (Sens).

Cet enlèvement, qui a déjà suscité beaucoup d’émotion, n’est hélas pas le premier. Le 1er décembre, Daouda Diallo, activiste reconnu et fondateur du Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés, est enlevé dans le parking de la Sûreté par des inconnus, sans laisser de traces. Le 27 décembre c’est au tour d’Ablassé Ouedraogo, ancien ministre des Affaires étrangères, d’être kidnappé par des hommes en civil se réclamant de la police nationale. «J’étais au Burkina en décembre. Tout le monde a peur», confie un intellectuel africain sous couvert d’anonymat. Peu suspect de négliger les aspirations du Sahel à une nouvelle indépendance, il constate pourtant : «Les nouveaux maîtres de ces pays ont endormi tout le monde avec un discours révolutionnaire, qui a permis en réalité d’installer une dictature. Elle massacre notamment les Peuls au nom de la lutte anti-terroriste.»

Au Tchad, le dernier allié de la France s’affiche avec Poutine

La France pourrait-elle se réjouir, ou du moins se consoler, en constatant que ceux qui ont cru au mirage d’une nouvelle ère après son départ de la région s’enfoncent dans des sables mouvants ? Rien n’est moins sûr. Même son dernier allié dans la région, le Tchad, où l’armée française maintient encore plus d’un millier d’hommes, semble séduit à son tour par les sirènes de Moscou. En avril 2021, la présence d’Emmanuel Macron aux funérailles d’Idriss Déby avait été interprétée comme l’adoubement de son fils Mahamat, qui prit aussitôt les rênes du pays sans passer par la case élection.

Visiblement peu reconnaissant, le dernier ami sahélien de la France, Mahamat Idriss Déby, s’est pourtant affiché mardi à Moscou aux côtés de Vladimir Poutine, qualifiant la Russie de «pays frère». «Alors qu’il entend se présenter à des élections présidentielles, le fils Déby ne veut pas apparaître comme un pantinde la France aux yeux des Tchadiens. Son récent voyage à Moscou et la signature d’un accord de coopération militaire avec la Hongrie, qui va envoyer 200 hommes sur place, visent également à envoyer un signal à l’Elysée : La France n’est pas la seule à pouvoir garantir la sécurité des chefs d’Etats d’Afrique francophone et son rôle dans les pays voisins laisse planer de sérieux doutes sur ses capacités d’intervention. En témoigne l’éviction de Bazoum au Niger. A Ndjamena, l’idée est de montrer que d’autres partenariats sont possibles», constate le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos, spécialiste du Sahel et des conflits armés africains.

Un dernier mirage serait-il en train de se briser ? Exclue du Sahel, jusqu’à être concurrencée même au Tchad, la France n’a toujours pas redéfini une stratégie africaine. Le dernier ambassadeur au Niger, Sylvain Itté, qui souhaitait publier en mars le récit de son expérience, aurait été dissuadé de le faire. Après le départ en poste à Taiwan de Franck Paris, un nouveau «Monsieur Afrique» a été nommé le 10 janvier à l’Elysée. Pour son premier déplacement, Jérémie Robert, ex-consul de France à New York, s’est rendu le 20 janvier en république démocratique du Congo (RDC) pour l’investiture du si mal réélu Félix Tshisekedi, dont la victoire est entachée de soupçons de fraudes massives. Le nouvel émissaire de la France en Afrique a rencontré plusieurs personnalités du régime en place, mais aucun leader de l’opposition. Au Sahel, où la France a de toute façon perdu la main, cette «continuité dans le déni» comme le souligne un observateur, n’est pas passée inaperçue.