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Libération
Elections américaines 2024

50 polars pour 50 Etats : un tueur en série dans l’Alaska, une fillette disparue en Oregon, une baraque à poisson frit en Californie

Élections américaines de 2024dossier
A l’occasion de la présidentielle 2024 aux Etats-Unis, «Libération» et la librairie le Comptoir des mots explorent le pays à travers 50 romans noirs. Cinq nouvelles étapes avec, notamment, Maureen Callahan, Thomas Mullen et Ivy Pochoda
par Alexandra Schwartzbrod, Sabrina Champenois et Theodore Dillerin
publié le 29 octobre 2024 à 7h30

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Avec Théodore Dillerin de la librairie le Comptoir des mots, dans le XXe arrondissement de Paris, l’équipe de Libé Polar a constitué une liste de 50 polars couvrant les 50 Etats d’Amérique. A la veille d’une présidentielle cruciale pour l’avenir des Etats-Unis et de la planète, il nous a paru important de mettre en avant un genre qui permet aujourd’hui de mieux comprendre le monde. Cette liste de polars est forcément subjective, il nous a fallu faire des choix drastiques, mais l’ensemble raconte formidablement bien les fractures de la société américaine, le racisme toujours présent, la montée de la violence, les inégalités sociales, mais aussi les paysages sublimes, les opportunités pour qui ose tenter sa chance, le rêve américain en somme, ou ce qu’il en reste.

Alaska

Le tueur en série de Maureen Callahan

Au bord d’une voie rapide, en Alaska, une caméra de vidéosurveillance montre un inconnu emmener une jeune employée d’un café sous la menace d’une arme. Une chasse à l’homme commence alors. Elle va permettre au FBI de mettre la main sur un suspect en apparence ordinaire qui va s’avérer être l’un des tueurs en série les plus terrifiants des Etats-Unis. Dans un style chirurgical très efficace, et à partir de centaines d’heures d’entretien avec des agents du FBI, l’américaine Maureen Callahan, journaliste au New York Post, retrace le parcours d’un véritable prédateur au modus operandi glaçant, un monstre dépourvu d’émotions. Ce true crime (récit policier du réel) raconte aussi les ratés d’une machine policière grippée par ses luttes internes. Il a fallu six ans à la journaliste pour interviewer les agents du FBI les plus proches du dossier, voyager en Alaska et rencontrer la mère du tueur. Le plus dur aura été de se battre avec le FBI pour récupérer la confession du tueur, son évaluation psychologique et son parcours à travers les Etats-Unis. «Je suis sûre que le FBI espérait que je renonce et que ce livre ne soit jamais publié, nous a confié Callahan. Il s’est bien trompé : j’ai embauché deux avocats (un à New York et un autre en Alaska) et j’ai dépensé 30 000 dollars de mon argent personnel pour attaquer le FBI. Et j’ai gagné A.S.

Maureen Callahan, American Predator, 2019. Traduit par Corinne Daniellot, Sonatine, 368 pp, 21 € ou en poche chez 10 /18, 8,90 € (format kindle, 15,99 €)

Hawaï

La guerre du Pacifique de James Kestrel

Ce roman commence comme un polar américain très classique avec un double meurtre d’une violence extrême dans une grange d’Honolulu, à Hawaï, et un inspecteur, Joe McGrady, tout juste sorti de l’armée et déjà confronté aux humeurs et aux blocages de sa hiérarchie. Et puis soudain, à la page 140, tout bascule. Joe McGrady s’envole pour l’île de Guam puis Manille et enfin Hong Kong à la poursuite du mystérieux John Smith qui serait responsable des meurtres. Sauf qu’on est en décembre 1941, en pleine guerre du Pacifique avec notamment le bombardement japonais sur Pearl Harbour, et McGrady va se retrouver kidnappé puis embarqué au Japon où il sera protégé par l’oncle de la jeune Japonaise victime des meurtres d’Honolulu. Et l’on se retrouve en plein roman d’espionnage avec un rythme trépidant, un héros comme on les aime, solide en surface mais terriblement fragile intérieurement, des histoires d’amour malheureuses et une fin bouleversante. L’archipel d’Hawaï est omniprésent et il n’a rien de la carte postale que donne aujourd’hui à voir ce 50e Etat américain. Ce polar, qui évoque par moment Pilgrim, de Terry Hayes, notre polar culte, est le premier roman traduit en français de James Kestrel, pseudo littéraire de Jonathan Moore, avocat à Honolulu. Il a été récompensé du Prix Edgar Allan Poe. A.S.

James Kestrel, Cinq mois de décembre, 2024. Traduit par Estelle Roudet, Calmann-Lévy, 424 pp, 22,90 €

Washington

La grippe espagnole de Thomas Mullen

Sur la côte Pacifique, coincé entre le Canada et l’Oregon, l’Etat de Washington compte d’immenses forêts millénaires aux arbres majestueux. C’est au milieu de ce décor que Thomas Mullen plante le décor de la Dernière ville sur Terre : la petite ville industrielle de Commonwealth, où une communauté aux idéaux socialistes s’est constituée à l’aube du XXe siècle autour d’une scierie. Le roman commence en 1918, alors que le président Woodrow Wilson vient d’engager les Etats-Unis dans la Première Guerre mondiale et que la grippe espagnole fait des ravages alentour. Afin de se préserver, Commonwealth vote la mise en quarantaine de la ville et bloque la seule route permettant d’accéder à cet espace protégé, enclavé dans la forêt. Lorsqu’un soldat affamé et frigorifié apparaît et demande l’hospitalité, des dilemmes moraux se posent alors. Doit-on le laisser entrer au risque de se contaminer ? Le laisser partir ? L’abattre ? En voulant se protéger, Commonwealth aurait-elle signé sa propre perte ? Thomas Mullen signe avec un vrai talent de conteur ce grand roman noir flirtant avec les codes du thriller. On ne peut s’empêcher de le lire en ayant en tête la pandémie de Covid-19 et c’est là le plus troublant puisqu’il a été publié aux Etats-Unis en 2006. Un texte envoûtant et terriblement visionnaire. Th.D.

Thomas Mullen, la Dernière Ville sur Terre, 2022. Traduit par Pierre Bondil, Rivages Noir, 560 pp., 24 €, (ebook : 17,99 €).

Oregon

Le conte d’hiver de Rene Denfeld

«Chaque année, il y a plus de mille disparitions d’enfants signalées aux Etats-Unis, mille façons différentes de disparaître. Pour beaucoup, il s’agit d’enlèvements commis par des membres de la famille. Pour d’autres, d’épouvantables accidents. Des enfants meurent à l’intérieur de congélateurs abandonnés dans lesquels ils se sont cachés. Ils se noient dans des carrières et se perdent dans les bois comme Madison. Souvent, on ne les retrouve pas.» Spécialisée dans la recherche d’enfants disparus à travers les Etats-Unis, Naomi Cottle est contactée par les parents de Madison Culver, une fillette disparue trois ans auparavant dans une immense forêt alors que la famille allait couper un arbre de Noël. La fillette ne pouvant survivre au froid et aux prédateurs de cet Oregon sauvage coincé entre l’Etat de Washington et la Californie, les chances de la retrouver vivante sont quasi nulles. A moins d’un enlèvement ? La piste se tient, d’autant plus si l’on considère le récit intercalé du quotidien de celle que l’on appelle «la fille de la neige» qui est retenue prisonnière quelque part dans la forêt. Rene Denfeld, elle-même journaliste et enquêtrice, réinvente le conte d’hiver afin de lui donner une tonalité encore plus noire. Au milieu des territoires hostiles du Nord où les trappeurs posent des pièges et traquent les animaux dont les viscères serviront à capturer de nouvelles proies, elle prend plaisir à faire naviguer le lecteur dans une nature glaciale. A la poésie de certains passages envolés répond une intrigue finement construite ; une traque minutieuse et méthodique afin de retrouver une fillette dans un décor aussi fascinant qu’inquiétant. Th.D.

Rene Denfeld, Trouver l’enfant, 2019. Traduit par Pierre Bondil, Rivages Noir, 366 pp., 9,50 €, (ebook : 8,99 €).

Californie

La ville de tarés d’Ivy Pochoda

Sixième roman d’Ivy Pochoda, Ces femmes-là croise les voix et les vies de Feelia, Dorian, Julianna, Essie, Mariella et Anneke. Habitantes d’un quartier du sud de Los Angeles, elles sont prostituées, mère inconsolable, flic, «danseuse exotique», femme et fille de tueur, et toutes niées d’une façon ou d’une autre. Certaines en meurent, retrouvées la gorge tranchée, un sac sur la tête, et tout le monde s’en fout, à commencer par la police : ces femmes-là faisaient le trottoir, après tout. Ça rend littéralement folle Dorian, dont la fille Lecia n’était pas prostituée «mais quand tu te fais tuer de la même façon qu’une poignée de putes, ton sort est scellé, ta mère peut faire tout le scandale ou le tapage qu’elle veut, ça ne changera rien». Dorian, qui tient une baraque à poisson frit, vit avec le fantôme de Lecia morte quinze ans plus tôt et couve les prostituées en mère nourricière embarrassante. Ce personnage, vie minuscule et émotions indicibles, est magnifique. Mais tous sont réussis, puissants. Ivy Pochoda restitue à toutes ces femmes une individualité, renouvelle la figure de la prostituée assassinée, classique du polar. Et au passage, Pochoda dresse le portrait de Los Angeles, ville-vertige avec ses autoroutes à huit voies «pleines de voitures qui ne vont nulle part», où les coulées de boue aspirent un corps en un rien de temps, «toute cette ville de tarés qui continue son bonhomme de chemin». S.Ch.

Ivy Pochoda, Ces femmes-là, 2023. Traduit par Adélaïde Pralon, Globe, 391 pp., 23 € (ebook : 15,99 €).