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Interview

Affaire Epstein : «Ce qui me frappe, c’est l’irrationnel de la haine qui se déchaîne contre Ghislaine Maxwell»

Affaire Epstein, un scandale américaindossier
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Alors que la complice supposée de Jeffrey Epstein est jugée à partir de lundi, sa famille a saisi l’ONU pour dénoncer sa détention et un procès inéquitable. L’un de leurs avocats, François Zimeray, s’en explique à «Libération».
Arrêtée en juillet 2020, Ghislaine Maxwell est notamment accusée de «trafic sexuel de mineurs» et risque jusqu'à quatre-vingts ans de prison. (Rick Bajornas/AP)
publié le 28 novembre 2021 à 15h44

Le procès de Ghislaine Maxwell, 59 ans, s’ouvre ce lundi devant le tribunal fédéral de New York. Accusée d’avoir «aidé, facilité et contribué» à l’exploitation sexuelle de mineures par le financier américain Jeffrey Epstein, qui s’est suicidé en prison en 2019, elle risque jusqu’à quatre-vingts ans de prison. Arrêtée en juillet 2020, l’ancienne compagne et confidente d’Epstein est détenue depuis à l’isolement dans une prison fédérale de Brooklyn. Lundi 22 novembre, certains de ses frères et sœurs, représentés par les avocats français François Zimeray et Jessica Finelle, spécialisés dans les affaires de droits humains, ont saisi le groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire. Dans une requête d’une vingtaine de pages qui ne porte pas sur le fond du dossier, ils dénoncent le traitement «inhumain et dégradant» imposé à Ghislaine Maxwell par le gouvernement américain. Avocat à la Cour d’appel de Paris, François Zimeray répond aux questions de Libération.

Dans la requête déposée cette semaine aux Nations unies à Genève, vous estimez que Ghislaine Maxwell, arrêtée en juillet 2020, fait l’objet d’une détention arbitraire et discriminatoire. Pourquoi ?

Parce qu’il y a une marge étroite qui sépare la justice de la vengeance, parce que cette détention n’était pas utile, qu’il n’y a absolument aucun risque de récidive et aussi parce que ses conditions d’incarcération sont indignes. Rappelons qu’elle n’a été ni jugée ni entendue. Un des grands principes des droits de l’homme est qu’avant le procès, la liberté doit être la règle et la détention l’exception. Contrairement à ce qui a été dit, elle n’a jamais fui alors qu’elle aurait pu venir en France, où elle n’aurait pas été extradée. Discriminatoire aussi, parce que dans d’autres affaires où des hommes furent poursuivis pour des crimes parfois plus graves – O.J. Simpson, Harvey Weinstein, Bernard Madoff… –, tous comparurent libres. Les quatre demandes de mise en liberté de cette femme furent toutes rejetées, même en offrant en caution l’intégralité du patrimoine familial, soit plus que le montant cumulé des garanties exigées dans les affaires que je viens de rappeler. C’est du jamais vu.

Outre le principe même de sa détention, vous en dénoncez également les conditions «inhumaines et dégradantes». Quelles sont-elles ?

Elles sont indignes d’une grande démocratie, à l’opposé des «règles Mandela» [les règles de l’ONU sur le traitement digne des prisonniers, ndlr]. Cette femme est à l’isolement depuis cinq cents jours, c’est-à-dire sans aucun contact avec les codétenus, dans une cellule minuscule et insalubre, une nourriture à la limite du comestible, sept fouilles corporelles par jour, une torche qui lui agresse les yeux tous les quarts d’heure, avec toutes les conséquences pour son sommeil et sa santé. Elle perd ses cheveux… C’est enchaînée qu’elle fut transportée et présentée au juge, s’appuyant sur les poignets et se traînant sur les genoux pour monter dans le fourgon. Est-ce ainsi que l’on traite un être humain, de surcroît présumé innocent ?

Selon vous – et c’est aussi un argument utilisé par ses avocats américains qui la défendent sur le fond –, Ghislaine Maxwell paie le prix du suicide en prison de Jeffrey Epstein et de la nécessité pour le gouvernement américain de s’assurer de la tenue d’un procès dans cette affaire. Elle serait, en quelque sorte, un «accusé de substitution»…

L’affaire Epstein avait suscité une émotion considérable et d’ailleurs parfaitement compréhensible, elle appelait donc un procès. Or, les autorités américaines ont été incapables de préserver sa vie et d’organiser ce procès. Jusqu’à la mort d’Epstein, Mme Maxwell n’avait pas été poursuivie par le procureur, même s’il est vrai qu’elle avait été mise en cause par certaines victimes d’Epstein. Le feu médiatique et judiciaire s’est alors concentré sur elle juste après sa mort, en 2020. Même si les faits allégués se seraient produits dix-sept à vingt-sept ans auparavant, il était impensable de clore le dossier, il fallait trouver une accusée à la mesure de cette immense émotion… et ne pas la lâcher.

Les faits qui lui sont reprochés, dont un chef d’accusation de «trafic sexuel de mineurs», sont malgré tout graves. En convenez-vous ?

Bien sûr, c’est précisément parce que ces accusations sont graves qu’elles appellent un procès juste. C’est l’intérêt des plaignantes comme de l’accusée, et c’est l’intérêt de la vérité. Notre démarche est indépendante du fond de l’affaire, nous ne nous prononçons pas sur la question de l’innocence ou de la culpabilité. Nous ne nous battons pas contre les plaignantes mais contre l’arbitraire. Nous nous interrogeons sur la possibilité même d’un procès équitable, où l’accusé devrait pouvoir exercer ses droits sur un pied d’égalité avec l’accusation. Chacun y a droit, même Ghislaine Maxwell.

L’autre élément central de votre requête concerne la présomption d’innocence de Ghislaine Maxwell, dont vous estimez qu’elle a été maintes fois bafouée. Pourquoi ?

Mme Maxwell se présente devant les jurés avec le poids de son accusation alourdie par la charge d’une condamnation médiatique. Des dizaines de documentaires, émissions et podcasts, une cinquantaine d’ouvrages et des milliers d’articles ont conduit des millions de personnes à se forger une opinion arrêtée sur ce dossier, alors que force est de reconnaître que sa voix n’a jamais pu être entendue. Les autorités de poursuite américaines n’ont pas cherché à atténuer les effets de cette diabolisation. Au contraire, après avoir mis en scène son arrestation, elles organisèrent une conférence de presse théâtrale où Mme Maxwell fut présentée au monde comme coupable. Perçue comme telle, elle fut et demeure traitée comme coupable alors même, que, faut-il le rappeler, elle n’a pas été jugée et n’a pu ni s’exprimer ni préparer sa défense.

Vous dites qu’on ne l’a pas entendue. Mais n’est-ce pas aussi son choix ?

Comment lui reprocher de n’avoir su répondre à la foule accusatrice et unanime ? Comment le faire du fond de sa cellule, sans accès au dossier jusqu’à une période très récente ?

Croyez-vous encore, malgré tout, à la possibilité d’un procès équitable ?

Est-ce encore possible ? Ce qui me frappe, c’est l’irrationnel de la haine qui se déchaîne contre celle qui est appelée «le monstre», dont on exige «qu’elle pourrisse en enfer». Regardez, nous jugeons en ce moment à Paris les auteurs présumés des attentats de novembre 2015 et je ne vois pas cette haine s’exprimer contre les accusés. C’est l’honneur d’une société de les juger aussi sereinement qu’il est possible.

Avez-vous eu un premier retour du groupe d’experts de l’ONU sur la détention arbitraire à la suite de votre requête ? Qu’en espérez-vous ?

C’est une autorité indépendante et respectée, créée par le Français Louis Joinet, qui fut le fondateur du Syndicat de la magistrature. Ses avis n’ont pas de force impérative mais une indiscutable influence morale partout dans le monde. La lutte pour le procès équitable et contre la détention arbitraire est une cause universelle, c’est aussi un combat contre les dérives de notre époque.