Une ville en état de «siège», selon le chef de la police municipale. Une situation «hors de contrôle», selon le maire. Les autorités locales d’Ottawa, capitale du Canada, peinent à contenir le nébuleux mouvement de protestation contre les mesures sanitaires prises par le gouvernement du Premier ministre, Justin Trudeau, dont les manifestants réclament la destitution. Les membres du «convoi de la liberté» occupent depuis une dizaine de jours les quartiers centraux de la ville de près d’un million d’habitants et ont fait des émules ailleurs, avec des manifestations ce week-end à Vancouver et à Québec, théâtres de quelques débordements.
Ouverture d’enquêtes criminelles
La situation est pourtant plus préoccupante à Ottawa, où les protestataires n’avaient toujours pas pu être délogés lundi. La ville est «en train de perdre la bataille», avait dénoncé dimanche le maire, Jim Watson, allié de Trudeau. L’état d’urgence a été décrété dimanche. Ce dispositif légal facilite notamment les arrestations par la police municipale. Lundi, l’édile a également réclamé au gouvernement la nomination d’un médiateur dans la dispute en cours.
De son côté, le gouvernement fédéral a déployé 250 agents de la Gendarmerie royale en soutien. La police provinciale de l’Ontario a aussi été envoyée en renfort. Dimanche soir, la police avait démantelé l’un des campements du «convoi», situé dans le centre-ville d’Ottawa, interdit le ravitaillement des manifestants et a annoncé avoir ouvert une soixantaine d’enquêtes criminelles en lien avec les manifestations. Au cours d’une conférence de presse lundi, le chef de la police d’Ottawa a déclaré qu’une vingtaine de personnes avaient été arrêtées et que 500 contraventions avaient été délivrées pendant le week-end.
«Détresse inadmissible»
D’après les services de police, un millier de camions bloquait, samedi soir, la circulation dans les rues adjacentes à la colline parlementaire, centre névralgique du gouvernement fédéral, tandis qu’environ 600 personnes s’étaient amassées à proximité. Musique, klaxons, feux d’artifice et fumigènes ont ponctué une soirée très arrosée où les manifestants s’étaient rassemblés pour danser. Les services de police ont dénoncé les désordres subis et la «détresse inadmissible» causée aux résidents de la capitale.
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«Ottawa, d’habitude, c’est tranquille», confie Véronique Olivier, une trentenaire habitant la banlieue de la capitale. «Là, ils klaxonnent tout le temps, comme des fous. Ils mettent des camions à des intersections pour les bloquer, ils les déplacent pour en bloquer une autre, alors tu ne peux pas prévoir par où passer pour les éviter.» Des habitants d’Ottawa ont déposé une action collective – une forme de poursuite judiciaire permettant de réclamer des dommages et intérêts – de près de 10 millions de dollars canadiens contre les organisateurs du mouvement en raison des nuisances. Samedi, ils étaient plusieurs centaines à participer à une contre-manifestation exhortant les camionneurs à quitter la ville.
Attachement au complotisme
Le «convoi de la liberté» est né en réaction à des mesures du gouvernement fédéral exigeant la vaccination des camionneurs qui traversent la frontière avec les Etats-Unis. Mais les revendications ont rapidement muté vers «une remise en question totale de l’ensemble des mesures sanitaires et des demandes très radicales de renverser le gouvernement canadien, explique Martin Geoffroy, professeur en sociologie au Cégep Edouard-Montpetit et directeur du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (Cefir). Et c’est là qu’on s’est aperçu que le mouvement de départ des camionneurs avait été noyauté par des groupes d’extrême droite canadiens et québécois.»
D’après le sociologue, le «convoi de la liberté» a été initié par des membres du Maverick party, un parti politique ultra-conservateur basé en Alberta. Des groupes d’extrême droite québécois, comme la Meute, se sont greffés au mouvement. Les extrémistes ont été rejoints à Ottawa par des influenceurs new age et anti-vaccination avec lesquels des liens avaient été établis depuis l’instauration des premières restrictions sanitaires, poursuit Martin Geoffroy. «C’est un conspi-fest», le festival du conspirationnisme, dit-il, soulignant que les manifestants ont en commun un refus de la vaccination et un attachement aux théories du complot.
«C’est quand même un mouvement qui reste marginal par rapport à l’ensemble de la population canadienne», relativise pourtant le chercheur. Le mouvement anti-vaccination est en effet minoritaire au Canada, où près de 80% de la population adulte est doublement vaccinée contre le Covid-19. Même l’adhésion aux mesures sanitaires, établies par chaque province, demeure haute. Au Québec, un quart seulement de la population y est récalcitrante ou opposée, d’après l’Institut national de santé publique de la province francophone. «A Ottawa, ça semble aller vers la désescalade», observe Martin Geoffroy, mais «tant que la pandémie continue, ça va persister et il y a une petite frange qui va continuer à se radicaliser».