Toute ressemblance avec la France n’est pas fortuite… Une enquête de Radio Canada révèle l’explosion des recours à la firme américaine de conseil McKinsey par les gouvernements du Premier ministre libéral, Justin Trudeau : 66 millions de dollars canadiens (46 millions d’euros) depuis son élection en 2015 contre 2,2 millions sous les conservateurs de Stephen Harper, entre 2006 et 2015. Cette multiplication par 30 des dépenses est surtout prégnante lors des dernières années. De 3,4 millions de dollars en 2018-2019, les montants annuels sont passés à 9,3 millions puis 17,1 et enfin 32,5 millions en 2021-2022.
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Au-delà de ces importants montants, l’investigation démontre toute l’influence du cabinet de conseil américain sur la politique nationale, notamment en ce qui concerne l’immigration. Ce ministère est le principal commanditaire de prestations avec plus de 24,5 millions de dollars canadiens en sept ans. Une période où les objectifs ont été drastiquement modifiés.
Dès 2016, le directeur général mondial de McKinsey, Dominic Barton, prenait la tête d’un comité économique mis en place par le nouveau gouvernement. Après quelques mois, l’instance recommandait au pays d’accueillir 450 000 immigrants sur l’année 2021 pour relancer la croissance économique. A l’époque, le total était de 320 000 nouveaux habitants et ce chiffre faisait débat. L’ex-ministre de l’Immigration, John McCallum, parlait alors d’un «chiffre énorme» et ajoutait que «ce n’est pas moi qui pousse pour ça». Cet objectif est très semblable à celui annoncé par Ottawa cet automne, à savoir 500 000 nouveaux résidents permanents d’ici à 2025. L’année 2022 a été marquée par l’accueil de plus de 437 000 nouveaux arrivants, un deuxième record consécutif.
«Complètement creux»
L’enquête de Radio Canada s’appuie notamment sur deux sources haut placées au ministère de l’Immigration, qui ont gardé leur anonymat. «Selon les dirigeants et politiciens, tout ce qui vient de l’extérieur est toujours meilleur, même s’il y avait déjà beaucoup de ressources en interne», décrit l’une d’elles. «On avait l’expertise et on a été complètement mis de côté, regrette la deuxième personne. On a eu quelques présentations sur des trucs très génériques, complètement creux. Ils arrivaient avec de jolies couleurs, de jolies présentations et disaient qu’ils vont tout révolutionner.»
Ces relations vont au-delà de contrats juteux. Après trente ans chez McKinsey, Dominic Barton a quitté la compagnie en 2018, quelques jours avant le premier contrat entre le cabinet de conseil et le ministère de l’Immigration. L’année suivante, il a été nommé par Justin Trudeau ambassadeur du Canada en Chine. Des fonctions qu’il a exercées deux ans, avant de rejoindre la multinationale minière Rio Tinto. Dominic Barton est également cofondateur d’un groupe d’intérêt appelé «Initiative du siècle» créé en 2011 pour promouvoir «des politiques et des programmes qui porteraient la population du Canada à 100 millions de personnes d’ici à 2100», contre 40 millions aujourd’hui.
Pratique répandue
«Juste scandaleux. 24 millions [de dollars canadiens] de contrats pour des conseils en gestion ? Quand c’est le pire ministère fédéral ? Quel gaspillage ! On aurait pu embaucher des employés !» a réagi sur Twitter Alexandre Boulerice, chef adjoint du Nouveau Parti démocratique (NPD), qui demande une enquête. La réaction de cette formation de gauche est très scrutée car, après un accord, elle est depuis un an la force d’appoint du gouvernement. Dans l’opposition, «nous accueillons avec espoir qu’informé des proximités toxiques du gouvernement Trudeau avec la firme McKinsey, le NPD reverra son appui aux politiques d’immigration “post-nationales” des libéraux et, en toute logique, terminera leur alliance», espère Yves François Blanchet, chef du Bloc québécois. Dans une réaction à Radio Canada, le parti conservateur estime que le gouvernement «manque clairement de principes en confiant la sous-traitance à une entreprise […] qui a travaillé en étroite collaboration avec des gouvernements autoritaires comme [celui de] la République populaire de Chine».
Ces contrats, 18 entre McKinsey et des ministères depuis 2021, ont été confiés à «un fournisseur unique», c’est-à-dire sans appel d’offres. Le gouvernement n’a pas fourni d’explications détaillées sur le recours exponentiel à ces contrats aux contours flous et leurs répercussions concrètes. Il a néanmoins répondu que la décision revient à chaque ministère et n’est pas coordonnée. Des explications qui ne convainquent pas les spécialistes du secteur. Mais il faut dire que la pratique est répandue au-delà du gouvernement national et des clivages. La province du Québec a par exemple eu recours à des conseils de McKinsey pour la gestion de la pandémie pour 35 000 dollars canadiens par jour et 4,9 millions pour gérer la relance économique. En Ontario également, 1,6 million de dollars ont été alloués à la mise en place d’une structure de gouvernance, puis 3,2 millions pour la reprise économique et la réouverture des écoles. «Le coût du consultant était supérieur aux taux standards de l’industrie», estimait dans son rapport la vérificatrice générale de l’Ontario, chargée d’auditer l’usage de l’argent public.