Cannibale : indignation totale est une série documentaire mexicaine qui a effectivement suscité l’indignation, mais pas pour les raisons escomptées. Au-delà du sujet, un assassin en série de femmes actif pendant trente ans dans la banlieue de Mexico, le documentaire a provoqué un débat brûlant sur le traitement médiatique des féminicides.
La série, diffusée entre le 27 juin et le 1er juillet en prime time sur la chaîne grand public Televisa, dresse en cinq épisodes le portrait d’Andrés Mendoza, surnommé «El Chino» dans son quartier, puis «le cannibale d’Atizapán» par la presse. L’homme, 72 ans, ancien boucher de son état, est arrêté en 2021. La police découvre vingt corps dans sa maison, au nord-ouest de Mexico, mais le mystère plane sur le nombre exact de ses victimes, tant la quantité de restes humains retrouvés est importante.
Réalisé en partenariat avec la Cour suprême, le documentaire veut «générer l’horreur», mettre la société mexicaine face à l’épidémie de féminicides, dans un pays où dix femmes sont tuées violemment chaque jour. La série est centrée sur la figure de l’assassin et s’appesantit sur les détails macabres de ses carnages : victimes démembrées, cannibalisme, sauce au sang et au piment retrouvée dans une poêle, registre précis des restes humains… Le film ne manque pas de préciser que ses voisins le décrivent comme un homme «aimable et attentionné».
Victimes effacées et déshumanisées
«Cannibale : pouvait-on imaginer titre plus racoleur et morbide ?» se demande la journaliste Karla Casillas sur Twitter, qui taille en pièces la série. Le documentaire présente «un assassin à nul autre pareil» et exalte sa personnalité alors que ses victimes sont effacées, déshumanisées. Les femmes sont réduites à des amas de chair, à «des corps sans histoire», à un profil-type, «petites et robustes», s’offusque une internaute. Pire : les victimes martyrisées servent à créer un artifice graphique pour le générique de la série, de minuscules photos qui forment le visage de l’assassin. Ces jours-ci, de nombreux Mexicains, hommes et femmes, ont proclamé leur intention de ne pas pousser le visionnement au-delà de la bande-annonce, qui les a révulsés. «Revictimisant» est le terme le plus employé pour qualifier le documentaire. «Les féminicides ne sont pas un divertissement», plaident ces critiques, certes moins nombreux que les 27 millions de téléspectateurs qui ont déjà vu la série.
Au milieu de ce débat sur le traitement médiatique, artistique et social des féminicides, l’écrivaine Cristina Rivera Garza a posé, haut et fort, la question de la place des victimes. Alors qu’elle recevait, le 5 juillet, le prix Xavier-Villaurrutia, l’une des plus importantes récompenses littéraires en Amérique latine, pour son livre l’Invincible été de Liliana, sur la mémoire de sa sœur tuée à l’âge de 20 ans, en 1990, par son compagnon, la romancière a été interpellée par l’un des membres du jury, Felipe Garrido. Dans une surprenante allocution, l’écrivain lui reproche de ne pas avoir consacré davantage d’attention au personnage de l’assassin. Et Garrido de citer Jorge Luis Borges, Ernesto Sábato et même la Bible pour expliquer que les motivations des assassins de femmes sont captivantes à explorer et qu’ils constituent un meilleur matériel littéraire que les victimes. «Il est clair que les crimes nous fascinent», conclut-il lourdement, devant le public stupéfait du Palais des Beaux-Arts de Mexico.
«Registre du souvenir»
Les internautes se chargeront de traiter Garrido de «goujat», pour les plus polis. Monument de sang-froid, Cristina Rivera Garza lui a répondu : «Nous voyons déjà leurs assassins partout dans la presse. Maintenant regardons-les, elles.» Dans son discours, l’écrivaine a proposé de rendre hommage dans les rues du pays aux victimes de féminicides. Elle a lancé l’idée de transposer le projet artistique Stolpersteine, de l’artiste allemand Gunter Demnig, qui inscrit le nom et l’histoire de victimes de l’Holocauste sur des pavés intégrés à la chaussée dans de nombreuses rues d’Allemagne et d’Europe. «Nous devons connaître les noms de ces femmes, nous devons trébucher sur leurs histoires, dans les endroits où elles ont vécu», a déclaré l’écrivaine, plaidant pour un «registre du souvenir». L’Invincible été de Liliana a été salué par la critique pour les mécanismes littéraires qu’il emploie pour célébrer l’existence fauchée d’une femme et exposer la portée tragique de cet événement pour ses proches. Un autre regard sur les féminicides, loin des formules macabres qui volent aux femmes le rôle principal dans leur propre histoire.