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Reportage

Au Pérou, on sème l’eau grâce aux «amunas»

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Depuis 2014, les habitants de la communauté péruvienne de San Pedro de Casta ont rénové un système de canaux pré-incaïques vieux de 1 400 ans pour capter l’eau des Andes. Une piste pour répondre à la crise hydrique qui menace Lima.
Des habitants de San Pedro de Casta près des «amunas», au Pérou, le 15 mai. (Angela Ponce/Libération)
par Juliette Chaignon, envoyée spéciale à San Pedro de Casta
publié le 29 juillet 2023 à 14h06

Pistes vertes

«Pistes Vertes» est une série de reportages consacrée aux initiatives pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, dans les régions les plus affectées du monde. Chaque mois, «Libération» donne la parole aux communautés en première ligne, qui pensent que des solutions existent et qu’il n’est pas trop tard. Ce projet a reçu le soutien du Centre européen de journalisme dans le cadre du projet Journalisme de solutions, financé par la fondation Bill & Melinda Gates. «Libération» a conservé sa pleine indépendance éditoriale à chaque étape du projet.

Les villageois de San Pedro de Casta, communauté de 1 000 habitants située dans le centre ouest du Pérou, n’ont rien inventé : des kilomètres de canaux de pierre lézardent leurs imposantes montagnes tropicales depuis près de mille quatre cents ans. A l’époque, les civilisations pré-incaïques les utilisaient pour s’approvisionner en eau, ressource surabondante à la saison des pluies mais qui se faisait rare en période sèche. La technique porte un nom quechua, amunas, qui signifie «retenir l’eau». Un enjeu de taille au Pérou.

Le précieux liquide qui ruisselle des imposantes montagnes vertes de San Pedro de Casta alimente, 95 kilomètres plus à l’ouest, Lima et ses 10 millions d’habitants. Coincée dans une zone désertique, la capitale risque une crise hydrique majeure d’ici les quinze prochaines années et ne compte que 2 % des réserves d’eau du pays pour un tiers de la population.

«Les amunas nous aident à conserver les ressources en rechargeant les aquifères [nappes d’eau souterraines, ndlr] par infiltration», explique en ce mois de mai Piero Villarroel, ingénieur de l’organisme à but non lucratif Aquafondo, dont la mission est de rénover ces canaux. Le pays a beau détenir 5 % des réserves mondiales d’eau douce, celles-ci sont mal réparties : 97 % est concentrée dans la région amazonienne, où ne vit qu’un tiers de la population. La côte pacifique et les Andes connaissent régulièrement des épisodes de sécheresse.

Infiltration

Avant d’arriver au village de San Pedro de Casta, l’eau dévale un circuit de canaux de 8,4 kilomètres à flanc de montagne, formant l’amuna de Senego-Tambo. Piero Villarroel pointe les sommets situés à plus de 4 000 mètres d’altitude. «L’eau arrive de là-haut, du bassin de Chanicocha qui se remplit à la saison des pluies.»

Une partie du flux s’écoule ensuite dans un torrent naturel, nécessaire à l’écosystème local. Le reste est dévié par un large canal filtrant les sédiments. L’eau s’engouffre alors dans une rigole en béton d’un mètre de large. Là, le débit est ralenti et stabilisé pour une arrivée en douceur dans les canaux d’infiltration, pièces maîtresses du système hydrique. «La pente des canaux d’infiltration est bien plus faible. L’idée, ici, c’est que l’eau repose et s’infiltre», précise le technicien. L’eau finit sa route dans une zone rocheuse et perméable pour s’infiltrer dans les nappes souterraines, qui à leur tour vont alimenter les réserves d’eau utilisées par les habitants de la région.

Pendant des dizaines d’années, ces canaux de pierre sont restés à l’abandon, se souvient Eufrenio Obispo en réajustant son chapeau élimé. Dans les années 80, le septuagénaire aux yeux rieurs avait tenté, avec quelques amis, de rénover les amunas du village. «Mais notre travail était très rustique, nous n’avions pas de moyens», regrette-t-il. Peu de leurs concitoyens étaient acquis à la cause. «Ils nous disaient que c’était une folie de reconstruire les canaux, que l’eau allait partir du village, que ça ne servait à rien», sourit Eufrenio. Mais au début des années 2010, deux ans consécutifs de sécheresse ont convaincu les plus réticents. Les premiers projets menés par des villageois ont vu le jour en 2014, avant l’arrivée, en 2016, de l’organisme Aquafondo. Là encore, il a fallu apprivoiser les sceptiques. Dans la communauté de San Pedro de Casta, beaucoup se méfient de ce qui vient de la capitale, craignant que les techniciens de Lima détournent les ressources ou fassent grimper les factures d’eau.

Rénover les amunas est pourtant impossible sans la collectivité. Pour remettre à neuf les 8,4 kilomètres de l’amuna de Senego-Tambo, une centaine d’ouvriers, dont un quart de femmes, ont fourmillé autour des canaux pendant trois mois et demi. «On estime qu’un ouvrier réhabilite un mètre d’amuna par jour», précise Plácido Bautista Salinas, villageois responsable du chantier. Le travail se fait avant la saison des pluies, entre octobre et décembre.

Aquafondo rémunère les travailleurs entre 20 et 30 euros par jour, soit au moins le double du salaire journalier minimum au Pérou. Le coût de la rénovation s’élève en moyenne à 37 000 euros par kilomètre, ce qui, ramené au mètre cube d’eau apporté, s’avère plus rentable pour alimenter la capitale, Lima, que la création de nouvelles infrastructures. Autrement dit, le bénéfice de la rénovation est double : plus avantageuse financièrement, elle engage aussi moins de ressources que la construction d’un nouveau système.

«Nous étions contents car il y avait du travail pour toute la communauté», ajoute Plácido. Durant le chantier, les habitants ont aussi dû se relayer dans les champs et auprès de leurs cheptels pour maintenir les activités agricoles du village. Son collègue Luis Astupina, la cinquantaine, en garde un bon souvenir : «J’ai beaucoup appris sur ce chantier et le bénéfice revient à toute la communauté.» Tous les matériaux de construction, comme la pierre ou l’argile, ont été extraits sur place.

Alimenter les villages et la ville

Pour les habitants de San Pedro de Casta, la récompense des efforts s’apprécie près d’un an après les travaux. Le supplément d’eau apporté permet d’alimenter un bassin de rétention d’environ 1 200 mètres cubes. En ce jour de mai, une cinquantaine de vaches viennent y étancher leur soif et des conduites acheminent l’eau récupérée jusqu’aux parcelles agricoles. Eufrenio Obispo traîne sa maigre silhouette jusqu’à une paroi rocheuse où s’écoule de l’eau, preuve que l’infiltration quelques mètres plus haut a bien lieu. «Avant, l’eau récoltée en saison des pluies [de décembre à avril, ndlr] nous permettait de tenir jusqu’au mois de juillet. Aujourd’hui on a de l’eau jusqu’à août voire octobre. On souffre moins de pénuries», constate le vieil homme.

D’après une étude péruvienne publiée en 2019 dans la revue Nature Sustainability, l’eau infiltrée peut rester stockée jusqu’à quarante-cinq jours dans les sous-sols avant de ressortir dans une source. Aquafondo avance, de son côté, le chiffre de 225 000 mètres cubes d’eau acheminés chaque année grâce à un kilomètre d’amuna. «L’infiltration d’eau recharge les nappes, les nappes alimentent les rivières, et les rivières arrivent jusqu’à Lima», résume Piero Villarroel, le responsable technique d’Aquafondo. Eufrenio s’en félicite : «Par le passé, il pleuvait et l’eau finissait dans l’océan Pacifique. Maintenant on la garde et on alimente même les villes. On fait d’une pierre deux coups.»

L’étude de 2019 estime une augmentation de 7,5 %, en saison sèche, du volume du bassin du Rimac (qui prend naissance dans les Andes et se jette dans le Pacifique non loin de Lima), principal pourvoyeur de la capitale péruvienne. En fin de saison des pluies, l’apport s’élève en moyenne à 33 %. Le système d’infiltration traditionnel s’avère donc utile en complément d’installations de stockage plus classiques, concluent les chercheurs.

Depuis sa création en 2010, Aquafondo a rénové 34 kilomètres d’amunas sur les 67 kilomètres qu’elle compte réhabiliter dans le bassin de la rivière Sainte-Eulalie (un affluent du Rimac). L’organisme est financé par des institutions et des investisseurs privés, comme Nestlé, Coca-Cola ou PepsiCo. Ces deux dernières entreprises, grandes consommatrices d’eau et souvent accusées de greenwashing, financent des projets dans des pays en voie de développement pour pouvoir revendiquer une «consommation d’eau neutre». Un objectif loin d’être atteint et un concept controversé car, au mieux, les industriels participent à remplir des aquifères, mais à des milliers de kilomètres de ceux qu’ils pompent.

«Sans pluie, c’est un désastre»

Depuis la rénovation des amunas, Luis Astupina, désigné «gardien de l’eau», doit motiver les habitants à entretenir les canaux deux fois par an, avant et après les pluies. Pour le moment, seule la contrainte fonctionne : «Ceux qui ne viennent pas à la faena [travaux réalisés en commun par la communauté, ndlr] sont privés de leur quota d’eau.» Reste à optimiser les apports pour les cultures de maïs, de pommes de terre, d’avocat ou d’oignons. Sur sa parcelle d’une centaine de mètres carrés, Abi Obispo Jimenez, paysanne vêtue d’une large jupe traditionnelle des Andes, s’agite face à l’eau qui ruisselle d’un tuyau placé en amont : «Vite, on n’a qu’une heure d’eau aujourd’hui.» Epaulée par deux paysans, elle s’active avec une pelle et creuse des sillons pour guider le précieux liquide autour de ses rangées de blettes.

«L’irrigation par inondation n’est pas optimale, il y a des pertes par évaporation et infiltration, déplore Luis Astupina. On est en train de travailler pour mettre en place une irrigation avec des tourniquets.» «Avec le réchauffement climatique et les sécheresses plus fréquentes, nous avons un grand défi à relever, c’est très important de travailler sur ce sujet», ajoute Rosalina Bautista, sa voisine. Au Pérou, ces cinquante dernières années, la moitié des glaciers des Andes tropicales ont fondu en raison du changement climatique.

La sécheresse continue d’inquiéter Rosalina : «Quand il ne pleut pas, c’est un désastre pour nous, nos cultures et pour nos animaux.» Or, pour remplir les amunas, il faut qu’il pleuve. A côté de Rosalina, Eufrenio ôte son chapeau et se met à fredonner. «Je te regarde petite prairie, de jour en jour tu t’assèches, il n’y a plus que du sable.» Une ritournelle que les habitants de San Pedro de Casta chantent chaque mois d’octobre, lors de la fête de l’eau, durant laquelle tous prient pour une saison des pluies généreuse.