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Libération
Reportage

Au Québec, le combat des autochtones pour leurs terres ancestrales : «La forêt ne se défendra pas seule»

Le collectif Premières Nations Mamo organise des barrages routiers et tente de s’opposer à l’exploitation de la forêt boréale, facilitée par des nouvelles lois censées stimuler l’économie en pleine guerre commerciale avec les Etats-Unis.
Les groupes autochtones anticipent que la construction d’infrastructures de grande envergure (oléoducs, mines…) se fera sur leurs terres traditionnelles. (Capture d'écran Youtube)
par Anne-Marie Provost, correspondance à Montréal
publié aujourd'hui à 10h46

Dans la forêt boréale profonde, à 600 kilomètres au nord de Montréal, les collines à perte de vue portent les cicatrices du passage des bûcherons. Seuls quelques arbres malingres tiennent encore debout parmi la végétation écrasée par la machinerie lourde qui, jusqu’à tout récemment, abattait les conifères et les bouleaux à bonne vitesse. De part et d’autre des chemins de terre troués, des milliers de billots empilés ont été abandonnés à la hâte par les travailleurs forestiers. Ils ont été chassés par les autochtones qui habitent ce qu’ils considèrent comme leur territoire ancestral, au nord de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, au Québec.

«C’est un désastre», lâche Guy Paul, 59 ans, en contemplant le sol jonché de souches, de branches et d’arbres écrasés par les machines abatteuses, et déserté par les animaux. Son regard se dirige vers des étendues de la forêt encore intactes et denses. «Si nous ne les avions pas expulsés, ils auraient aussi coupé dans les montagnes là-bas, et il n’y aurait plus rien», soupire-t-il. Guy Paul, qui a toujours vécu dans la forêt, où il chasse et pêche, jure qu’il s’opposera inlassablement à ceux qui veulent «abuser du territoire : parce qu’il ne se défendra pas seul».

Reprendre le contrôle

Depuis le début de l’été, ce «gardien du territoire» organise régulièrement des barrages routiers avec des camionnettes et l’aide d’habitants. Tout comme d’autres groupes autochtones qui habitent ces vastes forêts sur des centaines de kilomètres, et qui se sont alliés ce printemps dans le collectif Premières Nations Mamo. Leur mobilisation prend de l’ampleur. Ils veulent reprendre le contrôle de leurs terres ancestrales et lutter contre une loi déposée par le gouvernement de la province qui vise à faciliter l’exploitation des forêts publiques par les entreprises. Plusieurs de ces forêts se trouvent sur ce que les peuples autochtones considèrent comme des territoires qu’ils n’ont pas cédés aux autorités coloniales ou gouvernementales, et qu’ils occupaient bien avant l’arrivée des Européens.

«On ne nous consulte jamais réellement avant de faire des coupes, on vient nous voir une fois que les décisions sont prises», affirme Julienne Dominique, cheffe héréditaire, qui vit dans une petite maison en bois à côté d’un des lacs qui parsèment la région. La femme aux longs cheveux brun foncé parle d’un ton posé, parfois traversé d’un filet de colère. «Nous voulons être écoutés, et négocier», résume-t-elle.

«Build, baby, build»

Ce sentiment résonne chez bon nombre d’autochtones au Canada, alors que des provinces et Ottawa, la capitale, adoptent des lois pour stimuler l’économie et contrer, notamment, les effets de la guerre commerciale lancée par Donald Trump. Le pays, dont l’économie est profondément intégrée à celle de son voisin, doit en effet composer avec le relèvement des droits de douane (35 % pour les produits non concernés par les accords de libre-échange) décidés par Washington. Une nouvelle réalité qui a propulsé ce printemps le libéral Mark Carney à la tête du Canada à l’issue des élections législatives. Cet ancien banquier central a le projet ambitieux de mener la transformation économique la plus importante du Canada depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour renforcer l’économie nationale et diversifier les exportations du pays. «Build, baby, build» («construire, bébé, construire»), avait promis le Premier ministre lors de son discours de victoire, en avril.

Le Parlement canadien a, dans l’urgence, adopté une loi permettant d’accélérer l’approbation de projets dits «d’intérêt national» en contournant des lois existantes, et qui pourraient inclure des oléoducs, des mines, des réseaux électriques, des ports, des routes et des chemins de fer. Mais ses ambitions se heurtent à une vive opposition. Les groupes autochtones anticipent que la construction d’infrastructures de grande envergure, qui n’ont pas encore été décidées, se fera sur leurs terres traditionnelles. Et plusieurs craignent que le gouvernement impose par la force des projets sans évaluation appropriée.

Promesse de résistance

«L’économie n’est pas une excuse» pour les dirigeants de «passer par-dessus les droits des Premières Nations», tacle Anick Bonneville, organisatrice en août d’une manifestation en soutien aux blocages dans les forêts, et qui dénonce une forme moderne de colonialisme. «Quand le Canada sera vidé de ses ressources naturelles, que va-t-il rester ? Rien», s’indigne-t-elle. L’autochtone de 44 ans, large collier traditionnel autour du cou et longues boucles d’oreilles colorées, est vêtue d’un chandail noir orné du slogan «Land Back» (retour des terres), comme d’autres protestataires. «Nous allons résister jusqu’au bout, il faut absolument se battre», s’exclame-t-elle.

Par le passé, les autochtones ont déjà réclamé leur mot à dire sur l’utilisation de leurs terres ancestrales par le biais de barrages routiers et d’autres actions de protestation, y compris dans des régions reculées où ils sont souvent les seuls habitants à proximité des sites d’exploitation. Les mobilisations au Québec pourraient être un avant-goût des conflits à venir, suscités par les projets de constructions publiques.

«Ce qu’on voit présentement, c’est la vieille façon de faire les choses, qui est d’inclure les peuples autochtones a posteriori», estime Niigaan Sinclair, professeur en études autochtones à l’université du Manitoba. Une approche qui, historiquement, «génère des conflits très coûteux», observe-t-il.

«Graves revers»

En Ontario, province voisine du Québec, des autochtones menacent de mener des actions de désobéissance civile. Et neuf groupes contestent déjà devant les tribunaux la législation adoptée par Ottawa, mais aussi à une loi de la province qui vise à accélérer le développement minier. De tels textes représentent «de graves revers dans les relations avec les Premières Nations de ce territoire», prévient June Black, cheffe de la Nation Apitipi Anicinapek. «Nous devrions nous diriger vers un avenir commun et non vers un avenir dictatorial».

Dans l’espoir de calmer les critiques, le Premier ministre canadien a convoqué cet été les dirigeants autochtones à trois sommets, promettant une «consultation significative» dans la sélection et le développement des projets, ainsi que le respect de leurs droits constitutionnels. Avec un résultat mitigé : des chefs de l’Assemblée des Premières Nations, la plus importante organisation autochtone du Canada, ont claqué la porte, alors que d’autres ont montré jusqu’à présent un optimisme prudent.