Si les Etats-Unis sont le pays de la campagne permanente, la faute notamment au mandat fugace (deux ans) des 435 élus à la Chambre des représentants, l’Etat de Géorgie fait figure, ces dernières années, d’épicentre national de l’indigestion politique. Peu enviable, quoique assorti des retombées financières qui accompagnent la très dispendieuse vie électorale américaine, ce statut tient à la fois à l’évolution démographique de cet ancien bastion républicain du Sud devenu terre de conquête pour les démocrates, à la singularité de son mode de scrutin et à celle de ses candidats.
Après avoir joué les prolongations lors du scrutin de novembre 2020, avec deux seconds tours de sénatoriales qui, le 5 janvier 2021, veille de l’assaut du Capitole, offrirent aux démocrates une infime majorité à la Chambre haute, le Peach State a remis le couvert cette année. Aucun des candidats n’ayant obtenu la majorité absolue le 8 novembre, le sortant démocrate Raphael Warnock et son rival républicain Herschel Walker se disputent ce mardi, lors d’un second tour, l’ultime siège à pourvoir au Congrès fédéral. Et si cette fois, le contrôle du Sénat n’en dépend pas, les démocrates l’ayant déjà sécurisé grâce à la victoire de John Fetterman en Pennsylvanie, le scrutin ne manque ni d’intérêt ni d’enseignements – en particulier pour le camp républicain.
Scandales
Tous deux Afro-Américains nés en Géorgie dans un milieu modeste, Warnock et Walker n’ont quasiment rien d’autre en commun. Le premier, 53 ans, est depuis 2005 le pasteur de l’église baptiste Ebenezer d’Atlanta, où officia Martin Luther King. Orateur chevronné également passé par une église de Harlem, où il cimenta son engagement politique, il s’est fait remarquer en 2014, après son arrestation lors d’un sit-in au Capitole de Géorgie pour réclamer l’expansion de l’assurance santé pour les plus démunis. Proche de la ligne plutôt centriste incarnée par Joe Biden, Warnock a également présidé, de 2017 à 2020, une organisation promouvant l’inscription sur les listes électorales et luttant contre l’exclusion des minorités de la vie démocratique.
Son rival est une légende du football américain, idole en Géorgie pour avoir porté l’université locale à un titre national en 1980. Ardemment soutenu par Donald Trump lors des primaires républicaines, Walker, 60 ans, a mené campagne au milieu des scandales. Plusieurs femmes, dont son ex-épouse, l’accusent de violences. La presse lui a découvert plusieurs enfants «cachés». Et deux femmes affirment avoir été contraintes d’avorter par l’ex-athlète, dont elles étaient tombées enceintes, alors qu’il défend une ligne dure anti-IVG.
Reportage
Les derniers sondages, compilés par le site RealClearPolitics, donnent en moyenne trois points d’avance à Warnock, soutenu ces derniers jours par plusieurs figures démocrates, dont la star incontestée du parti, Barack Obama. «Nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers», a martelé l’ancien président, conscient du risque de lassitude après quatre élections en Géorgie en l’espace de deux ans. D’autant que l’enjeu, contrairement à 2020, semble modeste. «Certains demandent “et bien si les démocrates ont déjà le contrôle du Sénat, à quoi ça sert ?”», a reconnu Obama, en meeting jeudi à Atlanta. «Un sénateur de plus donne aux démocrates plus de marge de manœuvre sur les lois importantes. Cela empêche une seule personne de tout bloquer», a-t-il ajouté. Une référence claire à l’obstructionnisme du sénateur démocrate conservateur Joe Manchin, qui a considérablement affaibli l’agenda socioclimatique de Joe Biden depuis deux ans.
Réputation ternie
Conscient que toute ambition législative se heurtera de toute façon à la Chambre passée aux mains des républicains, Barack Obama a surtout insisté sur le sérieux de Raphael Warnock, opposé à l’un des candidats les plus dysfonctionnels éclos sous la coupe de Donald Trump. Atteint de troubles psychiatriques détaillés dans ses mémoires publiés en 2008, Herschel Walker assure les avoir surmontés. Mais certains de ses propos incohérents sèment le doute, comme lorsque mi-novembre, il déclarait que les «vampires» étaient «cools» mais qu’après avoir découvert dans un film d’horreur qu’un «loup-garou pouvait tuer un vampire», il préférait désormais être un loup-garou. «Walker a parlé de sujets très importants pour le peuple de Géorgie, comme par exemple s’il vaut mieux être un vampire ou un loup-garou. Je dois avouer que c’est un débat que j’ai eu, moi aussi, lorsque j’avais 7 ans. Puis j’ai grandi, a moqué Obama. M. Walker a décidé qu’il voulait être un loup-garou, ce qui est formidable. En ce qui me concerne, il peut être ce qu’il veut, excepté un sénateur des Etats-Unis.»
Fmr. President Obama: "[Herschel] Walker has been talking about issues that are of great importance to the people of Georgia. Like whether it's better to be a vampire or werewolf. This is a debate that, I must confess, I once had myself. When I was seven." https://t.co/lnf9Mj6aff pic.twitter.com/5UDwfFnrYZ
— MSNBC (@MSNBC) December 2, 2022
Comme de nombreux candidats choisis par Donald Trump mais trop radicaux, médiocres ou conspirationnistes, Herschel Walker risque de perdre. Et de faire perdre au Parti républicain une nouvelle opportunité, à l’image de Kari Lake et Blake Masters en Arizona, Doug Mastriano et Mehmet Oz en Pennsylvanie ou Adam Laxalt dans le Nevada. En plus de priver les conservateurs de la vague rouge qui leur était promise aux midterms, sur fond d’inflation et d’impopularité de Biden, ces défaites ont aussi terni la réputation de faiseur de roi de Donald Trump, fragilisé et menacé en interne par la montée en puissance du gouverneur de Floride, Ron DeSantis, largement réélu début novembre.
Analyse
Pour justifier les échecs de ses disciples, Trump, désormais candidat à la présidentielle de 2024, a brandi à nouveau la carte d’une fraude électorale supposée. Lui qui continue de contester sa défaite en 2020 a même franchi ce week-end un nouveau palier, estimant qu’une «fraude de ce genre et de cette envergure» permettait «l’abrogation de toutes les règles, réglementations et articles, y compris ceux de la Constitution». Des propos immédiatement condamnés par de nombreux responsables démocrates, mais très peu de républicains – signe de la crainte et la lâcheté que l’ancien président continue de susciter dans son camp. «Attaquer la Constitution et tout ce qu’elle représente est un anathème pour l’âme de notre pays et il faut le condamner, a commenté un porte-parole de la Maison Blanche. On ne peut pas n’aimer l’Amérique que lorsqu’on gagne.»