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Libération
«Just Joking»

Aux Etats-Unis, une campagne choc pour prévenir les tueries dans les écoles

Dans cette campagne de prévention, dix comédiens récitent des phrases prononcées, avant leur passage à l’acte, par les auteurs de fusillades dans des écoles. Le but : alerter sur les signes avant-coureurs de tels drames.
La comédienne Wanda Sykes dans un spot de prévention produit par l'association Sandy Hook Promise.
publié le 30 septembre 2023 à 9h00

Cela ressemble à un stand-up classique, avec ses blagues grinçantes voire provocatrices. Le premier à l’écran est le comédien Billy Eichner (Parks and Recreation, Billy on the Street). Il s’empare du micro et lâche : «Alors… premier jour d’école, dernier jour de vos vies.» Rires dans la salle. Puis sur une autre scène apparaît Wanda Sykes (Old Christine, Black-ish), qui avertit son public : «Un truc va se passer, et je ne pense pas que vous allez aimer.» La menace de l’acteur David Cross, chemise à carreaux, casquette et léger rictus aux lèvres, est plus explicite – «Je vais… tous… vous tuer» – mais déclenche néanmoins les rires de l’assistance.

Sortis de leur contexte, ces propos peuvent prêter à sourire. Et c’est précisément pour cela que l’association Sandy Hook Promise, qui travaille à la prévention de la violence armée aux Etats-Unis, en particulier en milieu scolaire, en a fait le cœur de sa nouvelle campagne de sensibilisation, baptisée «Just Joking» («Je rigole»). Car ces phrases, intégrées dans leur routine de stand-up par dix comédiens américains pour les besoins de ce spot vidéo, ne sortent pas de nulle part : toutes ont été prononcées par des auteurs de tueries dans des écoles aux Etats-Unis, quelques jours, semaines ou mois avant leur passage à l’acte. Au fur et à mesure de la vidéo, les comédiens expliquent au public la source de leur «blague». Les rires cèdent alors la place à un silence pesant et à des regards gênés.

Tous les extraits sont inquiétants, du très explicite «Je veux tuer des gens» – prononcé par l’auteur du massacre de Parkland (17 morts en 2018 dans un lycée de Floride) – au plus subtil «Certains d’entre vous ne sont pas si terribles, ne venez pas à l’école demain» du tireur du campus d’Umpqua dans l’Oregon (10 morts en 2015). Les mots laissent deviner l’état psychologique et les pulsions violentes des tireurs. Pourtant, aucune de ces menaces n’a été prise au sérieux, l’entourage des tireurs les ayant considérées comme des blagues un peu douteuses.

«Une réaction de déni»

C’est tout le but de cette campagne choc : alerter sur les signes avant-coureurs qui pourraient permettre d’identifier et de prendre en charge les individus dangereux avant qu’ils ne passent à l’acte. Selon une étude du National Institute of Justice, qui dépend du gouvernement fédéral, 48 % des tueurs de masse ont montré des signes avant-coureurs. Certains ont même expliqué leur plan à des membres de la famille ou des amis. Ainsi, Salvador Ramos, le tireur de la fusillade d’Ulvade de mai 2022 au Texas durant laquelle 22 personnes, dont 19 élèves ont été tués, a écrit un message à une de ses amies«Je vais ouvrir le feu dans une école primaire» – une quinzaine de minutes avant de passer à l’acte. Cette amie, ne pensant pas qu’il soit sérieux, lui a juste répondu «Cool».

Dans une interview à la chaîne ABC News, Nicola Hockley, la présidente et cofondatrice de Sandy Hook Promise, a dit avoir remarqué que beaucoup d’élèves ne signalaient pas aux autorités les comportements ou propos alarmants de leurs camarades, mis sur le compte de la mauvaise plaisanterie. «C’est peut-être dû à une réaction de déni. Nous ne pouvons tout simplement pas croire que quelqu’un puisse mettre une telle menace à exécution, dit-elle. Mais ces choses ne sont pas drôles. Il faut les prendre au sérieux, car si nous ne le faisons pas, cela peut avoir des conséquences tragiques.»

Nicola Hockley parle en connaissance de cause. Cette mère de famille du Connecticut a perdu Dylan, son fils de 6 ans, tué dans la fusillade de l’école primaire Sandy Hook, le 14 décembre 2012. Ce jour-là, 28 personnes dont vingt enfants âgés de 6 à 7 ans ont trouvé la mort. Deux ans plus tard, un rapport de l’Etat du Connecticut a révélé plusieurs «opportunités manquées» d’agir de la part de la mère du tueur (abattue le même jour par son fils), du district scolaire et des professionnels de santé. Fondée en 2013 par des parents de jeunes victimes de cette tuerie, qui avait bouleversé l’Amérique, l’association Sandy Hook Promise se focalise depuis sur la façon de repérer les signaux d’alerte émis par de potentiels tueurs de masse. Elle a notamment ouvert une plateforme en ligne anonyme permettant de signaler des individus au comportement suspect.

Première cause de mortalité chez les jeunes

Entre le 1er janvier et le 19 septembre, 53 fusillades ont touché des écoles et universités aux Etats-Unis, faisant 27 morts et près de 60 blessés, selon la chaîne américaine CNN. Selon la base de données K12 School Shooting, qui recense tous les incidents où une arme a été brandie en milieu scolaire ou un bâtiment scolaire visé par des tirs, afin de «documenter toute l’étendue de la violence armée à l’école», 261 incidents ont été répertoriés depuis le début de l’année. Des chiffres en nette augmentation ces dernières années. A tel point que depuis 2019, les armes à feu sont devenues la première cause de mortalité des Américains de moins de 24 ans, selon le Centre fédéral de contrôle et de prévention des maladies (CDC).

Malgré ces chiffres, il est très peu probable que des mesures législatives soient prises pour restreindre l’achat ou l’utilisation d’armes à feu, un droit protégé par le second amendement de la Constitution, et farouchement défendu, en particulier, par les élus conservateurs. Alors que plus de 400 millions d’armes à feu sont en circulation aux Etats-Unis, dont plus de 60 millions écoulées dans le pays entre 2020 et 2022, le sujet demeure extrêmement clivant politiquement, entre les républicains qui veulent en garantir un accès le plus large possible, et la majorité des démocrates, qui demandent des restrictions sur la vente de fusils automatiques et un renforcement des contrôles d’antécédent des acheteurs.