Les migrants qui traversent la dangereuse jungle du Darién, entre la Colombie et le Panama, versent en moyenne aux passeurs 500 dollars (450 euros) par individu, d’après les ONG présentes sur le terrain. C’est deux fois ce que coûte le trajet en avion entre Bogotá et la ville de Panama. Pourtant, ces personnes qui ont fui le Venezuela ou Haïti sont dans l’impossibilité de se déplacer légalement. Elles ne peuvent chercher un avenir meilleur qu’en risquant leur vie, et celles de leurs enfants qui, souvent, les accompagnent. Ce n’est pas la faute des mafias qui certes les rackettent, mais celle des Etats qui imposent des politiques migratoires restrictives et potentiellement mortelles.
Dans son dernier rapport publié ce mercredi 11 septembre, l’organisation Human Rights Watch (HRW) dénonce cette absence de politiques d’asile dans les pays d’Amérique, qu’ils soient gouvernés par la gauche ou la droite. En analysant les mesures migratoires du Brésil, du Chili, de la Colombie, de l’Equateur, du Panama et du Pérou, HRW constate que «les gouvernements des Amériques offrent un accès inadéquat à l’asile et à d’autres formes de protection internationale pour les personnes fuyant les crises des droits de l’homme en cours».
Pendant la traversée, des cadavres et des ossements
Dans cette nouvelle enquête, HRW met à jour les chiffres de ses précédents rapports et évalue à 700 000 le nombre de migrants et de demandeurs d’asile qui ont emprunté le «bouchon» de Darién au cours des dix-huit derniers mois. C’est la seule voie terrestre qui relie l’Amérique du Sud à l’Amérique centrale. Couvert d’une dense forêt tropicale, ce détroit est dépourvu de routes, seuls des chemins boueux permettent de franchir, à pied, ses 150 km. Ce qui prendra entre sept et dix jours à un adulte en bonne santé, le double à des personnes âgées ou accompagnées d’enfants. Si elles survivent. Tous les rescapés ont expliqué avoir vu, dans leur traversée, des cadavres ou des ossements. Outre la pluie quasi permanente, les marcheurs sont exposés aux serpents, aux éboulements, à la noyade dans les rivières à traverser. Sans parler du racket et des violences sexuelles de la part des groupes criminels qui sillonnent la forêt.
A lire aussi
Cette zone de non-droit est sous la juridiction de la Colombie, pour un tiers, et du Panama. Turbo ou Necocli, dernières villes de Colombie avant la traversée, sont devenues d’immenses supermarchés qui proposent, souvent très cher, des bottes de caoutchouc, des tentes, des sacs de couchage, de l’antimoustique. Des agences bancaires permettent de recevoir de l’argent envoyé par la famille. Et les cybercafés rechargent les téléphones, et vendent des minutes d’Internet pour donner ou recevoir des nouvelles. En revanche, les structures de soins ou d’information sont peu nombreuses.
Survivre à la traversée du bouchon de Darién n’est qu’une étape dans un long voyage qui doit mener aux Etats-Unis. Selon le rapport de HRW, les candidats à l’émigration des dix-huit derniers mois viennent majoritairement du Venezuela (477 000), d’Equateur (60 000) et d’Haïti (41 000). D’autres sont partis d’Afrique ou d’Asie. Ils fuient dans la majorité des cas des situations de chaos économique et politique. Beaucoup de Vénézuéliens viennent d’Equateur, un premier refuge qu’ils doivent quitter en raison de l’explosion de la criminalité.
1,5 million de Vénézuéliens candidats au départ
Quand des politiques sont mises en place, elles privilégient le volet répressif, dénonce HRW. Ainsi l’accord conclu cet été entre le Panama et les Etats-Unis, où Washington encourage les expulsions à chaud en échange d’une modeste contribution de six millions de dollars (5,5 millions d’euros). «L’expulsion à grande échelle des demandeurs d’asile pourrait violer l’obligation légale du Panama» de ne pas les renvoyer vers des pays où ils risquent d’être victimes d’abus, souligne HRW. Et «les Etats-Unis se soustrairaient à leurs responsabilités en confiant leurs contrôles migratoires à un pays dont la capacité à assurer un examen complet et équitable des demandes d’asile est manifestement moindre», poursuit l’ONG.
Les départs de migrants vont se poursuivre tant que les principaux pays d’origine resteront plongés dans les crises. L’Equateur n’a pas trouvé de parade à l’offensive du crime organisé, et Haïti n’est toujours pas débarrassé des gangs qui contrôlent quasiment toute la capitale du pays. Le Venezuela a vu partir plus de sept millions de citoyens en quelques années, et 1,5 million envisage de faire de même avant la fin de l’année : ils ne croient pas à une amélioration de leur niveau de vie après la réélection frauduleuse de Nicolás Maduro, le 28 juillet.
Outre une baisse générale des taxes sur les passeports et les visas, souvent prohibitifs, la solution que propose Human Right Watch est un système de protection temporaire, négocié entre les gouvernements concernés, qui accorderait aux Vénézuéliens et aux Haïtiens un statut légal pour des périodes fixes, mais renouvelables. Si elle est discutée, cette proposition ne pourra avancer qu’après l’élection présidentielle aux Etats-Unis, le 5 novembre, tant le dossier migratoire pèse sur la campagne, et de la façon la plus détestable : lors du débat télévisé de ce mardi, Donald Trump a accusé sa rivale Kamala Harris de favoriser l’immigration d’Haïtiens qui «enlèvent et mangent» les animaux domestiques, notamment à Springfield dans l’Ohio. Des accusations catégoriquement démenties par les autorités locales.