Les yeux fermés, Rita, 16 ans, applique sur ses tempes une poudre verte et scintillante, concentrée comme avant une bataille. «Ce sont nos peintures de guerre», explique-t-elle sans cesser de tapoter ses paillettes du bout des doigts. Sur le parvis de leur collège du centre de Buenos Aires, elles sont une cinquantaine à s’être réunies pour se préparer ensemble à la manifestation pour la défense du droit à l’avortement. «Le moment est crucial, il faut qu’on envahisse les rues, exprime Rita. Ne pas se laisser impressionner par cette extrême droite qui veut nous priver de nos droits, même s’il est tout à fait légitime d’en avoir peur.»
«Génocide institutionnalisé»
Ces jeunes filles ont toutes participé à la marée verte (de la couleur symbolisant la lutte pour le droit à l’avortement) qui a déferlé sur le pays il y a cinq ans. Au fil de gigantesques manifestations convoquant des millions de femmes dans tout le pays, elles ont fini par le conquérir en décembre 2020. Durant cette période, le mouvement féministe argentin a avancé à pas de géant, mobilisant les (très) jeunes générations, s’installant au cœur du débat public et imposant son agenda. Une loi d’éducation sexuelle intégrale a été mise en place dans les écoles, un ministère du Droit des femmes créé dans la foulée.
C’est aussi durant ces années que de nombreux jeunes garçons aux idées très conservatrices ont commencé à se politiser, en un mouvement miroir de backlash – un contrecoup que subissent les droits des femmes à chaque avancée pour l’égalité. «Elles sont allées trop loin», fulmine Eric, un étudiant en marketing de 21 ans. Lui et ses semblables ne manifestent pas dans la rue. C’est depuis sa page Instagram intitulée «la Fête est finie» qu’Eric appelle à une «renaissance argentine» autour de ses «valeurs». «Ces féministes n’ont aucun ciment moral, elles plaident pour la pire perversion : le génocide institutionnalisé à niveau industriel qu’est l’avortement. Mais surtout, il s’agit d’une minorité, certes bruyante, mais qui ne représente pas les honnêtes gens. Et plus elles font du bruit, plus elles provoquent le rejet de la majorité silencieuse.» Javier Milei a réussi à fédérer cette petite armée d’influenceurs d’ultra-droite, qui milite pour lui sur les réseaux sociaux et convoque une vaste audience. Une campagne très efficace, et qui ne coûte pas un sou. «Milei est le seul candidat à s’opposer ouvertement à l’avortement. Il va en finir avec cette abomination», ajoute l’étudiant. Fidèle à son style fanfaron, «le Bolsonaro argentin» avait d’abord promis qu’il abrogerait la loi garantissant l’accès à l’IVG en Argentine. Face à l’impossibilité légale de le faire sans l’aval du Congrès, il a annoncé qu’il organiserait un référendum national sur la question.
«Le féminisme doit se réveiller»
«C’est le droit à l’avortement qui est menacé, mais aussi l’éducation sexuelle à l’école, le ministère du Droit des femmes… Milei veut également faire rayer du code pénal la figure du féminicide, s’inquiète Alicia Schejter, pionnière du combat féministe. Au-delà de la question de faisabilité ou non, il revient sur des consensus sociaux qui ont pris des années, des décennies à s’installer en Argentine. C’est un retour en arrière du sens commun sans précédent durant la démocratie.» Alicia a participé à des centaines de manifestations au fil de quarante ans de militantisme : celles qui ne réunissaient qu’une poignée de femmes et les plus massives, dont les multitudes ont débordé tout le centre de la capitale.
Jeudi, la mobilisation en face du Congrès lui a semblé bien faible au regard de l’enjeu. Plusieurs milliers de personnes, mais on était loin de la marée verte. «Le féminisme doit se réveiller et s’unir à nouveau. Simone de Beauvoir le disait déjà : les droits des femmes ne sont jamais définitivement acquis, il suffira d’une crise économique, politique ou religieuse pour qu’ils soient remis en question. On ne peut pas se permettre de céder à la résignation.» Javier Milei, lui, continue de progresser dans les sondages depuis sa victoire aux élections primaires d’août. Encore outsider il y a quelques mois, il a de très fortes chances de remporter le premier tour ce 22 octobre.