Amy Bowers Cordalis balaie du regard la foule qui, depuis deux jours entiers, célèbre à Requa, en Californie du Nord, l’accomplissement de la première descente en kayak du fleuve Klamath depuis que ses quatre barrages hydroélectriques ont fini d’être démantelés, fin 2024. Elle tâte le panier tressé qui orne sa tête, le collier de graines et de coquillages qui pend à son cou. La voilà qui ferme les yeux pour prendre une grande bouffée d’air. «On fait le plein de joie et de courage, explique cette activiste et avocate de la tribu des Yurok. Car il faut faire de la place dans nos entrailles pour le prochain combat.»
Mi-avril, alors que les berges restaurées du Klamath étincelaient des reflets jaunes et orangés des pavots de Californie semés dans l’empreinte des réservoirs évidés, l’administration Trump indiquait vouloir remettre en question une interprétation jugée trop vague de la loi sur les espèces en voie de disparition. Cette loi signée en 1973 par le président Nixon fut au cœur de la lutte pour le démantèlement des barrages du Klamath. Tribus autochtones et défenseurs de l’environnement l’ont brandie pendant deux décennies pour contester juridiquement le renouvellement de la licence hydroélectrique de l’entreprise PacifiCorp, propriétaire des barrages, réclamant que leur impact sur l’écosystème soit réévalué.
Reportage
De nouvelles analyses ont montré entre 2001 et 2007 que les barrages nuisaient à la survie de certaines espèces protégées comme le saumon coho et deux poissons endémiques sacrés pour les tribus Klamath, le C’waam et le Koptu. PacifiCorp fut contraint de rendre ses structures conformes, en y installant notamment des passes à poissons, ou en démantelant ses barrages. Cette issue fut finalement privilégiée car elle s’avérait moins coûteuse.
Risque de ruée vers l’eau
La nouvelle interprétation de la loi sur les espèces en voie de disparition, si elle est adoptée, considérera que l’on nuit à une espèce menacée ou en danger seulement lorsque l’on capture, blesse ou tue volontairement un animal. La nuisance indirecte, consistant à modifier ou détruire l’habitat d’une espèce de manière à modifier ses comportements (comme l’alimentation, la reproduction, la ponte ou la migration), serait dérégulée, accordant une marge de manœuvre conséquente à l’exploitation minière, forestière, agricole ou immobilière. Michael Belchik, expert en politiques de gestion de l’eau pour la tribu des Yurok, craint une ruée vers l’eau chez les agriculteurs du bassin, qui comptent sur le fleuve pour irriguer leurs terres via deux infrastructures encore en service sur le Klamath, les barrages de Link River et de Keno.
En mai, le ministère de l’Intérieur a publié une note de service indiquant que le Bureau of Reclamation, l’organisme qui supervise la gestion des ressources en eau, n’était pas tenu de respecter la loi sur les espèces en voie de disparition lorsque celle-ci entre en conflit avec les besoins d’irrigation. «Il n’y a plus de niveau d’eau minimum requis pour assurer la survie des espèces en danger, déplore Michael Belchik. On risque de voir le fleuve s’assécher de nouveau, et les poissons être décimés comme en 2002. On s’était pourtant juré de ne jamais laisser ceci se reproduire.»
Flottille de pagayeurs autochtones
Danielle Frank, de la tribu des Hoopa, vient de descendre le Klamath depuis sa source jusqu’à l’océan, le slogan «Bring the salmon home» (ramenez les saumons chez eux en français) inscrit en grandes lettres noires sur son gilet de sauvetage. «Personne ne peut me faire flancher après ça, lance cette jeune de 23 ans. C’est certes un combat juridique de plus à mener, mais mes aïeux ont déjà passé plus de vingt ans à se rendre au tribunal pour protéger ce fleuve. Dans ma culture, on ne voit pas l’avenir à l’échelle d’un mandat présidentiel. On se soucie de l’impact de nos actes et de nos décisions sur le bien-être des sept prochaines générations.»
Le 13 juillet, dans la salle à manger bondée d’une auberge surplombant l’embouchure du fleuve à Requa, Danielle Frank a signé l’Accord du fleuve Klamath, qui appelle à démanteler les barrages du monde entier et à protéger les rivières s’écoulant encore librement. Elle était entourée de ceux avec qui elle a rédigé ce texte, de jeunes indigènes venus du Chili, de Bolivie et de Nouvelle-Zélande pour partager avec la flottille de pagayeurs autochtones les derniers kilomètres de leur descente du Klamath.
«Voir de nos propres yeux que libérer un fleuve comme la Klamath est possible nous emplit d’énergie pour mener nos propres luttes», affirme Ashly Jara Castro, une membre de la communauté Mapuche-Pehuenche âgée de 15 ans, qui se bat contre l’installation de deux barrages supplémentaires sur son fleuve, le Biobío, au Chili. La coalition de kayakistes indigènes prévoit déjà un prochain voyage. Ils souhaitent présenter cet accord aux Nations unies, à l’occasion de la COP30 qui aura lieu à Belém au Brésil, en novembre.