L’élection présidentielle en Colombie est inédite par le score historique de la gauche, qui n’a jamais été au pouvoir dans le pays, et par l’élimination de la droite traditionnelle. Le second tour voit donc s’affronter l’ancien guérillero Gustavo Petro et le magnat de l’immobilier Rodolfo Hernández.
Rodolfo Hernández, l’incontrôlable roi de TikTok
Ses partisans l’appellent affectueusement le «petit vieux» (il a 77 ans) ou «l’ingénieur» (il en a le diplôme). Ses proches le décrivent comme «simple, direct, provincial». Mais ils craignent tellement ses écarts de langage ou gaffes retentissantes ou surtout qu’éclate sa méconnaissance du pays et des institutions, qu’ils ont préféré qu’il n’assiste à aucun débat public dans la dernière ligne droite de l’élection.
La décision explique le publiciste Angel Becassino, stratège de sa campagne, a été prise, avant le premier tour, à cause de «l’agressivité montrée par ses adversaires dans les débats». Plus récemment, il a aussi été décidé de ne plus accorder d’interview afin d’éviter les «questions pièges» des journalistes… Parmi le florilège d’énormités qui tournent depuis des semaines sur Internet on peut retenir le «lapsus» qui lui aurait fait confondre «le grand penseur allemand admirable Adolf Hitler» avec «Albert Einstein». Lorsque ses excès verbaux semblent trop offenser, le «petit vieux» est aussi capable de s’excuser d’un air bonhomme, expliquant qu’après tout «l’erreur est humaine». Parfois cela tient aussi du divin : Ingrid Betancourt, un de ses fidèles soutiens depuis qu’elle a renoncé à sa candidature, s’est filmée agenouillée dans une chapelle implorant pardon pour les offenses faites par son candidat à la Vierge Marie.
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Au-delà de la caricature, si facile avec un tel personnage, Rodolfo Hernández est un phénomène politique. C’est d’abord un cas d’école sur l’utilisation maîtrisée des médias numériques où son «parler vrai» et son sourire bon enfant ont fait des ravages. Toute sa campagne s’est faite sur les réseaux sociaux, notamment «sur TikTok pour attirer l’attention et sur les autres pour divulguer du contenu», souligne Angel Becassino. La machine marketing a marché à plein : l’improbable candidat est passé de 7 % des intentions de votes fin mars à 28 % des suffrages au premier tour (soit six millions de voix), ratissant large à droite et au centre, profitant à la fois du ras-le-bol des Colombiens contre la classe politique traditionnelle et de la phobie ancrée encore dans le pays pour tout ce qui incarne la gauche, facilement assimilée aux guérillas d’antan et aux régimes autoritaires du Venezuela ou de Cuba. «C’est un candidat viral plus que populaire, plus influenceur qu’influent», décrit l’éditorialiste María Jimena Duzán.
Issu d’un milieu modeste, Rodolfo Hernández a fait fortune dans l’immobilier. Il est devenu maire de la ville de Bucaramanga (2016-2019), en promettant d’assainir les finances publiques, mais en est ressorti avec un procès sur le dos pour une affaire de contrat public. Son credo principal reste cependant la lutte contre corruption, estimant qu’il suffit d’éradiquer ce fléau pour que la Colombie change sans pour autant proposer de mesures très convaincantes. «Il est si riche qu’il n’a pas besoin d’être corrompu» répètent simplement souvent ses partisans. Dans son programme, il est question de faire fusionner le ministère de la Culture avec celui de l’Environnement afin de réduire les dépenses de l’Etat. Mais aussi de baisser la TVA pour relancer l’économie. Il a aussi affirmé qu’il gouvernerait par décret après avoir promulgué l’état d’exception, ce qui l’autoriserait aussi à restreindre bien des libertés…
Gustavo Petro, l’opposant résistant
C’est la troisième fois que Gustavo Francisco Petro Urrego, 62 ans, se présente à l’élection présidentielle. Les 40 % de votes obtenus au premier tour du 29 mai dernier représentent un record dans l’histoire de la gauche colombienne qui n’a jamais été au pouvoir, victime collatérale de la longue guerre menée par l’état colombien contre les guérillas.
De l’élève modèle issu d’une famille modeste, qui s’engagea à 17 ans dans la guérilla urbaine du M-19 (Mouvement du 19 avril, démobilisé en 1990) et fut pour cela emprisonné et torturé, au possible premier président de gauche de toute l’histoire de la Colombie, l’ascension a été bien lente. Ses trente ans d’opposition, en tant que député, maire de Bogota (2012-2015), puis sénateur, marqués par de nombreuses batailles, certaines gagnées, d’autres perdues, lui valent toujours, aujourd’hui, de servir d’épouvantail aux élites politiques traditionnelles au point que nombre d’analystes parlent de «petrophobie». Il est ainsi un des premiers à avoir dénoncé au Congrès, alors qu’il était député, les liens de la classe politique et des groupes paramilitaires dans les années 2000. Confronté à la corruption au sein de son propre parti du Pole Démocratique, il en claqua la porte en 2010, déclenchant des rancœurs jamais éteintes. Entêté et résistant, il batailla juridiquement et appela la rue à le soutenir lors de sa destitution comme maire de Bogota, jusqu’à réussir à obtenir gain de cause six mois plus tard.
Avant le premier tour, Gustavo Petro, confronté à des menaces d’attentat, est apparu plusieurs fois sur les scènes publiques protégé par des boucliers et ses gardes du corps, comme retranché. Depuis, le candidat du Pacte Historique s’est efforcé à la fois de retourner vers ses bases et d’endosser un véritable habit de président. Il a donc entrepris un tour de la Colombie modeste, dormant chez des pêcheurs du Magdalena, dans les quartiers afro-descendants et abandonnés de Quibdó dans le Pacifique, ou chez des petits producteurs de café pour écouter leurs préoccupations. Tout en continuant à rallier entre les deux tours des leaders du centre de l’échiquier politique comme l’ancien recteur de l’Université privée de Los Andes et pré-candidat à l’élection présidentielle Alejandro Gaviria, l’emblématique ancien maire de Bogota Antanas Mockus ou des hommes politiques traditionnels comme l’ancien ministre des Finances Rudolf Hommes. Au fil des mois et face à un rival si imprévisible, l’ancien guérillero fait désormais figure «de garant des institutions», souligne le politologue Yann Basset.
Pour tenter de faire taire les ultimes défiances, Gustavo Petro a, mardi dernier, adopté dans une longue allocution, diffusée sur les réseaux sociaux, une posture très présidentielle, pour assurer qu’il gouvernerait avec le «respect absolu des lois et de la Constitution», ajoutant que cela «comprenait de respecter la propriété privée, […] un droit dont il ne priverait personne» et qu’il ne ferait rien pour prolonger son mandat en 2026 (sachant que la Constitution colombienne interdit la réélection). S’il est élu.