Menu
Libération
Pistes vertes

En Colombie, la guérison au fil de l’eau de la lagune Cienaga Grande

La biodiversitédossier
Dossiers liés
Dévastées par la construction d’une route côtière à la fin des années 50, l’étendue d’eau et sa mangrove reprennent progressivement vie, grâce à une désalinisation et malgré de nouveaux projets routiers.
Le village de Trojas de Cataca, progressivement abandonné par ses habitants. (Fabiola Ferrero/Libération)
publié le 4 mai 2023 à 18h35

Pistes vertes

«Pistes Vertes» est une série de reportages consacrée aux initiatives pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, dans les régions les plus affectées du monde. Chaque mois, «Libération» donne la parole aux communautés en première ligne, qui pensent que des solutions existent et qu’il n’est pas trop tard. Ce projet a reçu le soutien du Centre européen de journalisme dans le cadre du projet Journalisme de solutions, financé par la fondation Bill & Melinda Gates. «Libération» a conservé sa pleine indépendance éditoriale à chaque étape du projet.

La route qui mène de Santa Marta à Barranquilla, dans le nord de la Colombie, serpente entre la mer et la plus grande lagune des Caraïbes, la Cienaga Grande de Santa Marta. Etendue sur 4 280 km², la lagune sert de point de connexion entre les eaux douces du Magdalena, le plus grand fleuve du pays, et l’eau salée de la mer des Caraïbes, au pied du plus haut massif côtier du monde, la Sierra Nevada. Ces dispositions particulières en font l’un des endroits les plus riches en biodiversité sur la planète.

Dans les années 90, cette même traversée semblait apocalyptique : des kilomètres carrés de mangroves mortes s’étendaient à perte de vue, des milliers de troncs secs s’élevaient des marais vers le ciel, d’autres noircis et pourris contribuaient à l’odeur de putréfaction et d’eaux stagnantes qui prenait à la gorge.

Trente ans plus tard, le paysage lunaire et désertique a refleuri en partie. Les grandes aigrettes blanches refont le guet sur les branches des palétuviers qui ont reverdi. Mais la végétation n’est toujours pas vraiment touffue et par endroits une forêt de troncs morts, surgie funestement de l’eau, rappelle au voyageur combien le chemin est long pour réparer les désastres d’antan… et empêcher ceux d’aujourd’hui. «La Cienaga Grande de Santa Marta a survécu à l’écocide, mais elle est toujours en soins intensifs», souligne une biologiste du Vía Parque Isla Salamanca, un des deux parcs naturels qui font partie de cet écosystème devenu site Ramsar en 1998 et déclaré «réserve biosphère» de l’Unesco en 2000.

Destruction spectaculaire

L’écocide, un terme largement utilisé par les scientifiques colombiens, a commencé à la fin des années 50 avec la construction de la route côtière, indispensable pour relier les deux ports de Santa Marta et de Barranquilla. Le terre-plein, construit sur les bancs de sable qui protégeaient naturellement la lagune, a changé pour toujours le flux entre la mer et l’eau douce, brisant l’équilibre aquatique de l’écosystème et entraînant une destruction spectaculaire de la faune et de la flore locale. Le pont de la Barra, l’unique pont sur soixante-sept kilomètres de route, représente désormais la seule embouchure où la mer et la lagune se rencontrent. «Avant on y comptait au moins 6 ou 7 mètres de profondeur et maintenant c’est 1m20 à tout casser», raconte Catalino, 67 ans, pêcheur de Pueblo Viejo.

Dans les années 70, la construction de digues et d’une autre voie parallèle au Magdalena – jamais terminée et toujours pas goudronnée – a en plus tari l’apport en eau douce qui venait du grand fleuve. Selon les études environnementales faites par le gouvernement, l’augmentation de la salinité a entraîné entre 1956 et 1995 la perte de 285,7 km² de mangrove soit plus de 55 % de la couverture originale de végétation. Ainsi que des épisodes impressionnants de mortalité massive de poissons.

Sans eau douce pas de mangrove, et sans mangrove tout se dérègle : cette végétation si particulière «sert de pouponnière à des milliers d’espèces végétales et marines, protège à la fois de l’érosion, des ouragans et des inondations, accueille la faune et aide même à fixer le carbone, souligne Luz Elvira Angarita, qui a longtemps dirigé les parcs naturels de la côte caraïbe colombienne. La lagune est un véritable poumon pour la région, dont profitent aussi les oiseaux migrateurs.»

«Avant l’eau était transparente»

La destruction écologique a eu naturellement des conséquences désastreuses pour les populations locales. Au bord de la route, Pueblo Viejo, Isla del Rosario, Palmira, Tasajera sont autant de villages ou hameaux de pêcheurs qui survivent avec peine. «Autrefois, chacun était spécialisé dans une espèce de pêche, raconte Luis Orozco, 70 ans, président d’Apopesca, une plateforme d’associations de pêcheurs de la région, qui nous conduit. Mais il n’y a plus d’huitres (spécialité de Palmira) et les crevettes (Isla del Rosario) viennent tout juste de revenir après un an et demi d’absence car l’eau n’était plus assez salée pour elles.» Enrique Maldonado, un des pêcheurs leaders de Tasajera désigne sa mère de 97 ans : «Elle a plongé toute sa vie pour pêcher des palourdes. Il n’y en a plus.»

Plus loin, pour parvenir au village palafitte de Buena Vista, la traversée dure plus d’une heure en canoé à moteur. «Beaucoup d’animaux ont disparu comme les boas, les ocelots, les renards», souligne Camilo Suarez, 61 ans, en regardant au loin sur sa terrasse en pilotis. Le pêcheur qui a monté ici une association de sauvegarde de la pêche artisanale se rappelle : «Quand j’étais enfant l’eau était transparente, nous passions notre temps dedans… Il y avait des tortues, des lamantins.» Au cœur de la lagune, le miroir d’eau olivâtre s’étend à perte de vue et l’horizon se confond avec le ciel blanchâtre au petit matin. Les maisons colorées sur pilotis et les enfants qui manient avec dextérité les canots de l’une à l’autre font le bonheur des touristes. Pour remplacer la pêche moribonde, l’écotourisme voudrait être le nouveau graal de la région.

«La mangrove a commencé à reverdir»

La restauration de la Cienaga connaît «des hauts et des bas», comme le souligne diplomatiquement Alejandro Bastidas, le directeur du Santuario Fauna y Flora Cienaga Grande de Santa Marta, le second parc naturel du complexe. Les projets se succèdent au chevet de la Cienaga depuis bientôt trois décennies. Ils sont financés par le gouvernement à l’échelle nationale et locale, mais aussi par la coopération internationale – notamment allemande, la Banque interaméricaine de développement et l’Union européenne – ou des ONG qui appuient les communautés locales.

Au départ, fin 1990, il s’est agi de rétablir les flux d’eau, d’une part, en réaménageant cinq des principaux canaux naturels qui alimentaient la Cienaga depuis le fleuve Magdalena et de l’autre, en installant des «box culverts», des tuyaux de drainage creusés sous la route pour rétablir le flux d’eau marine.

«L’afflux d’eau douce a effectivement contribué à baisser la salinité de la lagune et la mangrove a commencé à reverdir», souligne Luisa Espinosa, chercheuse à l’Institut d’investigation marine et côtière (Invemar), institution chargée depuis les années 2000 de faire une veille de l’écosystème en mesurant les degrés de salinité et de qualité de l’eau des lagunes et la récupération de la mangrove. «Si nous n’avions rien fait, toutes les projections indiquent qu’il n’y aurait déjà plus rien», martèle Alfredo Martinez, sous-directeur de Corpamag, l’institution régionale chargée de l’environnement et des ressources naturelles. Selon les chiffres d’Invemar de 2021, la mangrove s’étend désormais sur près de 40 000 hectares.

«Cacher le désastre»

Si les canaux qui apportent l’eau du Magdalena ont bien été rétablis, ils nécessitent cependant d’être entretenus en permanence à cause des sédiments qu’ils charrient. Pêcheurs, spécialistes et institutions ne sont pas toujours d’accord sur les protocoles de maintenance, réalisés par des entreprises en travaux publics. Alejandro Bastidas regrette ainsi de voir les sédiments rejetés sur les côtés, lorsque les grands canaux sont dragués, ce qui forme des terre-pleins qui empêchent à nouveau la circulation des eaux. Les pêcheurs ont aussi longtemps bataillé pour que ce ne soit pas seulement les canaux importants qui soient dragués mais aussi les cours d’eaux secondaires.

Les près de 200 «box culverts» n’ont jamais fonctionné à hauteur des attentes : installées au mauvais endroit, à une mauvaise hauteur, parfois immédiatement bouchées. Sur la route on les aperçoit à sec, pour la plupart, de chaque côté. «Tous ces projets ont été faits sans nous consulter, sans tenir compte de notre expérience», regrette Luis Orozco. Le vieux pêcheur ajoute que «la mangrove a refleuri par endroits le long de la route, c’est vrai, mais cela sert juste à cacher le désastre qui se trouve derrière». Luz Elvira Angarita déplore une vision «plus “travaux publics” qu’environnementale et sociale», des interventions faites depuis trente ans qui n’ont pas pris suffisamment en compte les communautés locales, leur savoir traditionnel et le contexte socio-économique.

Plan du nouveau gouvernement

Car les problèmes de la Cienaga sont complexes et la route ne représente que le point de départ de la mort lente du complexe lagunaire. Les grandes exploitations de bananes ou de palmes africaines captent au sud l’eau des fleuves qui descendent de la Sierra Nevada, dont le débit baisse chaque année. Les marais sont pris en étau entre l’érosion côtière et l’avancement des terres agricoles. Le fleuve Magdalena charrie les déchets de toute la Colombie tandis que les villages de la lagune sont dépourvus de tout système d’assainissement des eaux. Sans compter la corruption endémique ou la violence des groupes armés qui à différentes époques ont contrôlé une partie du territoire.

Les riverains s’inquiètent d’autant plus que des travaux d’agrandissements des deux principales routes, le long du fleuve Magdalena et le long de la mer, ont été annoncés. De nouveaux ponts sont certes prévus, «mais comment vont se comporter les flux d’eaux ?» se demande Enrique Maldonado.

Le gouvernement de Gustavo Petro, en poste depuis neuf mois, élu notamment sur des engagements écologiques inédits, vient de confirmer un plan de gestion environnementale de la Cienaga Grande comptant sur un investissement de 8 millions de dollars du Fonds mondial pour l’environnement (GEF), qui prévoit à la fois la restauration de la mangrove et la reconversion économique des pêcheurs.