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Libération
Coup de massue

Entre tristesse, indignation et euphorie, l’Amérique réagit au renversement du droit à l’IVG

Alors que démocrates et ONG dénoncent une décision «infâme» et «injuste», et promettent de poursuivre le combat, la droite religieuse républicaine savoure sa victoire. Le président Biden a déploré un «triste jour» pour le pays.
Des manfiestations à Washington, le 24 juin. (Anna Moneymaker/AFP)
publié le 24 juin 2022 à 18h13
(mis à jour le 24 juin 2022 à 19h21)

Hargne, mépris, indignation, incompréhension, infinie tristesse, deuil… Mais aussi euphorie, excitation et sentiment du devoir accompli. La décision de la Cour suprême, tombée ce vendredi aux Etats-Unis, d’abroger l’arrêt Roe v. Wade, qui garantissait le droit à l’avortement au niveau national, suscite une avalanche de sentiments contradictoires. A l’image d’une société profondément polarisée et divisée – même si une large majorité d’Américains souhaitait la préservation de cet acquis vieux de près d’un demi-siècle. La Cour, désormais tenue d’une main de fer par une majorité conservatrice engagée dans un inquiétant virage réactionnaire, en a décidé autrement.

Lors d’une déclaration solennelle depuis la Maison Blanche, vers 18 h 30 heure de Paris, Joe Biden a déploré «un triste jour» pour l’Amérique, reprochant à la Cour suprême – «si éloigné de la majorité de ce pays» – de l’avoir ramené «150 ans en arrière». Alors que son prédécesseur Donald Trump a pu nommer trois juges à l’instance suprême, en changeant fondamentalement l’équilibre politique et idéologique, Joe Biden a estimé que la décision de ce vendredi était «une erreur tragique» et «le fruit d’une idéologie extrémiste». «La santé et la vie des femmes de ce pays sont maintenant en danger», a ajouté le président démocrate, soulignant que les femmes les plus pauvres allaient être les plus affectées.

Un peu plus tôt, l’ancien président démocrate Barack Obama, à la parole plutôt rare, avait réagi très rapidement sur Twitter, accusant la Cour d’avoir «attaqué les libertés fondamentales» de millions d’Américaines. «Aujourd’hui, la Cour suprême a non seulement renversé près de 50 ans de précédent historique, elle laisse également au bon vouloir des politiciens et idéologues la décision la plus personnelle qui soit», a-t-il déploré.

«Nous sommes un mouvement»

Dans un long communiqué également publié sur Twitter, son épouse Michelle a dit avoir «le cœur brisé» par la perte de ce «droit fondamental» dans une partie des Etats-Unis. Fidèle à son habitude, l’ancienne Première dame a toutefois appelé à ne pas céder au «pessimisme» ou à «l’impuissance», et à transformer «la frustration et la colère» en engagement politique et citoyen. «Cette décision atroce aura des conséquences dévastatrices, et elle doit être un coup de semonce, en particulier pour les jeunes, qui en supporteront le fardeau. Je sais que ce n’est pas le futur que vous avez choisi pour votre génération – mais si vous abandonnez maintenant, vous hériterez d’un pays que ne ressemble ni à vous ni aux valeurs auxquelles vous croyez», écrit Michelle Obama.

Vaincues, estomaquées mais déterminée à continuer à «se battre», à l’image du Planning familial, les grandes organisations de défense du droit à l’avortement oscillent elles aussi, ce vendredi, entre colère et pugnacité. «Vous ressentez sans doute beaucoup d’émotions – de la douleur, de la colère, de la confusion. C’est normal, nous sommes avec vous et nous n’arrêterons jamais de nous battre pour vous», a tweeté Planned Parenthood.

Dans un communiqué, sa présidente, Alexis McGill Johnson, a estimé que la décision des juges conservateurs allait «déchaîner un mouvement» de protestation et de mobilisation : «En nous retirant nos droits, la Cour suprême et les politiciens anti-avortement ont déclenché un mouvement. Nous sommes un mouvement qui ne fera pas de compromis sur nos corps, notre dignité, ou notre liberté. Nous sommes un mouvement qui se présentera à chaque réunion politique, chaque session législative, et chaque élection, pour exiger d’être traitée comme des citoyens égaux.»

«Nous partageons votre douleur, votre colère et votre confusion. Nous sommes ensemble dans ce combat», a aussitôt réagi de son côté une autre grande organisation de défense de l’avortement, Naral. Sa présidente, Mini Timmaraju, a déploré «l’impact dévastateur» de cette décision, tout en martelant que «le combat était loin d’être terminé». «Ils ne s’arrêteront pas là», a-t-elle mis en garde, soulignant que le «Parti républicain extrémiste avait déjà signifié clairement son intention d’instaurer une interdiction nationale de l’avortement».

«Des gens vont mourir»

Dans la classe politique américaine, les réactions se sont rapidement multipliées. A l’image de la représentante progressiste de New York, Alexandria Ocasio-Cortez, qui a appelé à la solidarité et poursuivre le combat. «Abroger Roe et rendre les avortements illégaux ne les fera pas disparaître. Cela va simplement les rendre plus dangereux, en particulier pour les pauvres et les marginalisés. Des gens vont mourir à cause de cette décision. Et nous n’arrêterons jamais de nous battre jusqu’à ce que les droits à l’avortement soient restaurés aux Etats-Unis», a-t-elle martelé.

Autre figure du camp démocrate, critiquée pour avoir nommé en 2016 un colistier opposé à titre personnel à l’avortement, l’ancienne Première dame, secrétaire d’Etat et candidate à la présidentielle de 2016, Hillary Clinton, s’est également exprimée sur Twitter. «La plupart des Américains croient que la décision d’avoir un enfant est l’une des décisions les plus sacrées qui soit, et que de telles décisions doivent demeurer entre les patients et leurs docteurs. La décision de la Cour suprême restera marquée du sceau de l’infamie, comme un recul pour les droits des femmes et les droits humains», a écrit celle dont une victoire en 2016 face à Donald Trump aurait assurément empêché un tel scénario.

Troisième personnage de l’Etat, la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a jugé cette décision «insultante» pour les femmes. Et accusé les Républicains de vouloir aller plus loin, en interdisant l’avortement au niveau fédéral et en s’attaquant également au droit à la contraception. L’avortement «n’est que le premier acte», a-t-elle prévenu, exhortant les Américains à se mobiliser lors des élections de mi-mandat de novembre, au cours desquelles son parti pourrait perdre la majorité dans les deux chambres. «Le droit des femmes à choisir et la liberté reproductive figurent sur les bulletins de vote en novembre. Nous ne pouvons les autoriser à prendre le pouvoir pour atteindre leur objectif, qui est de criminaliser la liberté reproductive», a-t-elle lancé.

Dans le bastion démocrate de New York, la gouverneure Kathy Hochul, déjà vent debout, la veille, contre une décision de la Cour suprême jugeant inconstitutionnelle une loi new-yorkaise de contrôle du port d’armes, a rappelé que son Etat resterait un «refuge sûr» pour les femmes cherchant à avorter. «Cette décision est une grave injustice», a-t-elle déploré, rappelant, comme le montrent les études et les chercheurs, que celles qui souffriraient le plus de cette disparition du droit fédéral à l’avortement seraient «les femmes à faibles revenus et de couleur».

Une «erreur historique» réparée

Directement à l’origine de ce revirement, par la nomination au cours de son mandat de trois juges ultraconservateurs à la Cour, Donald Trump a réservé sa première réaction à la chaîne Fox News. La Cour a «suivi la Constitution et rendu [aux Etats] les droits qui auraient dû être rendus il y a longtemps», a-t-il estimé dans sa pauvreté sémantique habituelle, estimant que «cela fonctionnera[it] pour tout le monde». Interrogé sur son rôle décisif dans cette bataille menée depuis des décennies par la droite chrétienne évangélique, l’ancien président a sobrement répondu : «Dieu a pris la décision».

L’ancien vice-président Mike Pence, caution conservatrice et évangélique de Donald Trump, s’est aussi réjoui de cette reculade qui, selon lui, a «jeté aux oubliettes de l’Histoire» le droit à l’avortement, qui pourrait rapidement être interdit dans la moitié des Etats du pays. «En renvoyant la question de l’avortement aux Etats et au peuple, la Cour suprême a réparé une erreur historique», s’est félicité sur Twitter l’ancien gouverneur ultraconservateur de l’Indiana.

Autre figure de proue de la croisade réactionnaire et religieuse menée par les Républicains, le gouverneur du Texas Greg Abbott, où il était déjà depuis plusieurs mois quasiment impossible d’avorter, a estimé dans un communiqué que la Cour suprême «avait correctement renversé Roe v. Wade et rétabli le droit des Etats à protéger les enfants innocents à naître». Saluant un «grand» moment pour l’Amérique, son homologue de l’Etat rural de l’Iowa, Kim Reynolds, a promis de «ne pas se reposer tant que la vie de chaque habitant à naître de l’Iowa ne serait pas protégée et respectée.»

La droite évangélique, dont le bruyant activisme réactionnaire a trouvé en Donald Trump un improbable – mais sinistrement efficace – héros, et qui a accepté de fermer les yeux sur les multiples abus du milliardaire-président en échange de la transformation de l’appareil judiciaire américain, s’est empressée de saluer son incroyable retour sur investissement. «La Cour suprême des Etats-Unis vient d’annoncer l’une des décisions les plus significatives de ma vie», a déclaré à Fox News Franklin Graham, fils du célèbre pasteur et télévangéliste Billy Graham, accusant Roe v. Wade d’avoir «entraîné la mort de plus de 63 millions d’enfants innocents dans ce pays» et «la gauche radicale» d’appeler à «une nuit de rage».

Dans la même tonalité, la Pro-Life Campaign, en référence à l’étiquette «pro-vie» dont s’affublent depuis toujours les opposants au droit à l’avortement, a évoqué «une journée mémorable pour les droits humains».

Tel un miroir inversé, la grande organisation de défense des droits humains, Amnesty International, a quant à elle exhorté à «agir» pour «protéger le droit à l’avortement aux Etats-Unis». «Vous n’êtes pas libre si vous ne pouvez pas décider de votre propre avenir. L’avortement est un droit humain», a-t-elle martelé. La Haute-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a quant à elle dénoncé «un recul majeur» et «un coup terrible porté aux droits humains des femmes et à l’égalité des genres».