Taxer les riches, en finir avec les paradis fiscaux… Chez lui et à l’international, Joe Biden a mis sur la table d’ambitieuses réformes fiscales pour financer son méga plan d’investissement dans les infrastructures. Mais il se heurte à un obstacle majeur : le Parti républicain. L’obstruction quasi-systématique du Grand Old Party (GOP), qui dispose d’une minorité de blocage au Congrès, pourrait restreindre voire carrément bloquer les aspirations keynésiennes du président américain. Conséquence du conservatisme fiscal profondément ancré depuis les années 70 chez les élus républicains.
Tactique d’obstruction
Le boulet aux pieds de Biden est toujours le Sénat, tenu à une infime majorité par son camp. Démocrates et républicains se partagent à égalité parfaite les cent sièges de la chambre haute. Seule la voix de la vice-présidente Kamala Harris peut faire la différence, en cas de vote à 50-50. Mais les républicains disposent d’un atout de poids : la tactique d’obstruction du filibuster, que les progressistes démocrates rêvent d’éliminer, car elle requiert une majorité de 60 voix pour l’adoption de la quasi-totalité des projets de loi.
De quoi donner au GOP son mot à dire dans les discussions sur le plan d’infrastructures et d’imposer ses propres lignes rouges. A commencer par les hausses d’impôts, auxquelles les républicains sont farouchement opposés. «Ce n’est pas bon pour le pays», martelait dès fin avril l’un des leaders de la minorité à la Chambre, Steve Scalise, donnant le ton des discussions. «S’il existe un plan […] pour améliorer nos infrastructures sans augmenter les impôts, je suis très ouvert», avait-il ajouté.
Négociations ardues
Depuis, les républicains n’ont pas cédé d’un pouce. Après l’échec de négociations initiales entre la Maison Blanche et certains sénateurs républicains, un groupe de dix sénateurs (cinq démocrates et cinq républicains) a annoncé être parvenu à un accord sur un plan «réaliste» d’environ 1 200 milliards de dollars d’investissements dans les infrastructures. «Cet investissement serait entièrement payé et n’inclurait pas d’augmentation d’impôts», a expliqué le groupe bipartisan, dont l’accord pourrait toutefois ne pas satisfaire la Maison Blanche.
Car outre qu’il était bien plus ambitieux (environ 2 300 milliards de dollars d’investissements), le plan initial de la Maison Blanche devait être financé, outre par l’endettement, par une augmentation de 21 % à 28 % de l’impôt sur les sociétés (passé sous Trump de 35 % à 21 %), une hausse de l’impôt sur le revenu et une taxation accrue des revenus financiers. Finalement, la seule taxe prévue dans l’accord des sénateurs est une indexation sur l’inflation de la taxe sur l’essence. Elle s’appliquerait à tous, aux antipodes de la quête d’amélioration de la progressivité de l’impôt qui anime l’administration Biden. Candidat, l’ancien vice-président a promis qu’aucune hausse d’impôts ne viserait les contribuables gagnant moins de 400 000 dollars par an.
Blocage idéologique
Cet antifiscalisme, ancré dans l’idéologie du Parti républicain, remonte aux années 70. «Dans les années 80, le GOP devient le champion de la baisse des impôts et va réussir à imposer cette idéologie à la société et au Parti démocrate […] qui refusera ensuite de les augmenter», observe Romain Huret, directeur de recherche à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Pour Ronald Reagan, très inspiré par le fameux «trop d’impôt tue l’impôt» de l’économiste Arthur Laffer, l’impôt progressif est confiscatoire. Entre 1981 et 1986, le taux marginal d’imposition pour les plus riches passe de 70 à 28 %.
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Reagan «réveille une vieille tradition endormie», ajoute Romain Huret. «Jusqu’à la fin des années 20, les républicains détestent la très grande progressivité de l’impôt aux Etats-Unis, l’idée d’une citoyenneté fiscale ou que la richesse est produite collectivement. Tout cela change avec la crise de 1929 et le triomphe du keynésianisme.» Donald Trump poursuit, lui aussi, le travail de Reagan en 2017 avec son «Tax Cut and Job Plan» qui instaure des baisses d’impôts généralisées. Malgré l’émergence d’un débat – de plus en plus documenté par des économistes – sur l’iniquité criante du système fiscal américain et leurs conséquences sur le creusement des inégalités sociales, le blocage idéologique des républicains perdure.
Un taux minimum «délirant»
Pour financer son méga plan, Joe Biden compte aussi sur les profits envolés dans les paradis fiscaux des grosses entreprises. Le président américain espère les faire passer à la caisse avec un accord mondial sur un taux minimum d’imposition sur les multinationales. Mais là encore, le conservatisme fiscal des républicains pourrait doucher les ambitions du président. Si les ministres des Finances du G7 se sont mis d’accord le 5 juin sur le principe d’un taux d’au moins 15 %, cette réforme doit encore être validée par le G20 et les 138 pays qui composent le «cadre inclusif» de l’OCDE. Si une future convention internationale nécessite la modification des traités fiscaux, il faudrait alors une majorité des deux-tiers au Sénat pour l’approuver, ce qui semble quasiment impossible pour Joe Biden.
D’ores et déjà, la Maison Blanche a revu à la baisse ses ambitions, passant d’un taux à 21 % proposé par la Secrétaire au Trésor, Janet Yellen, début avril à un taux plancher de 15 % début juin, après des discussions ardues avec le GOP. Le taux de 21 % «était un affichage politique dans le cadre de négociations avec le Congrès américain», expliquait début juin à Libération Pascal Saint-Amans, de l’OCDE. Mais 15 % est-il pour autant plus acceptable pour le camp républicain ? Rien n’est moins sûr. Alors que Joe Biden va discuter du sujet avec ses homologues du G7 lors du sommet qui se déroule jusqu’à dimanche en Cornouailles, des élus républicains ont déjà multiplié les déclarations de mécontentement.
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Dans une lettre à Janet Yellen fin mai, le sénateur Mike Crapo, qui siège à la commission des Finances du Sénat, a averti que les Etats-Unis «n’étaient pas enclins à accepter un accord qui continue de cibler les compagnies américaines». Son collègue de Pennsylvanie Pat Toomey a même qualifié ce taux minimum de «délirant», jugeant «nécessaire» que le projet soit «bloqué». Interrogé par Yahoo Finances, l’ancien conseiller économique de Donald Trump, Kevin Hassett, a indiqué que cet accord mondial «n’aura pas lieu» car il n’est pas dans l’intérêt des Américains, note aussi The Guardian.