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Cuba

L’espionne américaine Ana Belén Montes retrouve la liberté et ne renie rien de ses engagements

Les attentats du 11 Septembre 2001 aux Etats-Unisdossier
Condamnée à vingt-cinq ans de détention en 2002, cet agent de l’US Army avait livré, par conviction politique, des informations secrètes au régime communiste de Cuba.
Ana Belén Montes, aujourd'hui 65 ans, est une des espionnes les plus redoutables à laquelle l’administration américaine ait eu affaire. (U.S. Department of Defense/REUTERS)
publié le 14 janvier 2023 à 11h29

Dans quelques jours, de hauts responsables «américains et cubains se rencontreront à La Havane […] afin de discuter de sujets d’intérêt bilatéral concernant des questions de maintien de l’ordre international», indiquait vendredi l’Agence France Presse, citant une source du département d’Etat à Washington. Le cas d’Ana Belén Montes ne sera sans doute pas à l’ordre du jour. Celle qu’on avait surnommée «The Queen of Cuba» appartient à un lointain passé historique, celui de la guerre froide, et sa libération, le 8 janvier, après plus de vingt ans de réclusion, est passée quasiment inaperçue.

Ana Belén Montes, 65 ans, est pourtant une des espionnes les plus redoutables à laquelle l’administration américaine ait eu affaire. Analyste au sein de l’Agence de renseignement militaire (DIA), elle est arrêtée le 21 septembre 2001 sur la base militaire de Bolling, près de Washington, où elle travaille. Devant les enquêteurs du FBI, elle ne fait pas mystère de ses activités au profit d’une puissance étrangère. Depuis 1991, elle transmettait de précieuses informations au gouvernement cubain de Fidel Castro. Là encore, les médias donnèrent peu d’écho à l’affaire, accordant toute leur attention aux attaques terroristes du 11-Septembre, survenues dix jours plus tôt, et à l’entrée en guerre contre l’Afghanistan.

L’employée modèle du Pentagone

Il faut attendre le procès de la suspecte, en mars 2002, pour que l’Amérique s’intéresse enfin à elle. Fille d’un médecin militaire originaire de Porto Rico, elle naît en Allemagne où son père est en mission. Elle fait de brillantes études en Virginie, puis dans la prestigieuse université Johns-Hopkins à Baltimore. Dans un documentaire tourné par la DIA elle-même et censé enseigner la vigilance au personnel, elle est décrite par ses anciens chefs du Pentagone comme l’employée idéale : compétente, travailleuse («elle produisait trois fois plus de rapports que ses collègues», témoigne un de ses supérieurs). Très bien notée, elle ne tarde pas à grimper dans l’organigramme et se voit attribuer un poste dédié à Cuba, pays que les Etats-Unis surveillent tout particulièrement.

Au sein de la DIA, Ana Belén Montes ne montre aucun signe d’engagement idéologique et affiche un «train de vie modeste, correspondant à ses revenus», se souvient un des chefs. Vivre au-dessus de ses moyens est, en effet, un des indices qui trahissent l’agent double.

Ses anciens camarades signalent aussi son extrême discrétion : nul ne sait ce qu’elle fait en dehors des heures de travail. Et pour cause : le soir venu, elle communique avec ses contacts aux Caraïbes grâce à une radio à ondes courtes, reçoit des messages chiffrés qu’elle décrypte sur son ordinateur à l’aide d’un programme fourni par Cuba et envoie ses informations par le même moyen. Elle utilise aussi une banale cabine téléphonique publique, située près du zoo de Washington.

Plus forte que le détecteur de mensonges

Un des dirigeants de la section Amérique latine commence pourtant à soupçonner la présence d’une taupe dans son équipe. Surtout après le 24 février 1996, jour où un missile tiré par l’armée cubaine abat deux avions de tourisme dans le détroit de Floride. Les Cessna, occupés par quatre militants anticastristes de Miami, venaient de larguer sur La Havane une pluie de tracts. Tous les quatre sont tués. La crise qui s’ensuit démontre que La Havane a eu accès à des renseignements confidentiels et classés secrets.

A Washington, Ana Belén Montes passe alors le «test du polygraphe», le fameux détecteur de mensonges familier aux amateurs de films d’espionnage. Elle se sort du piège haut la main et continue ses activités pendant cinq années supplémentaires.

Devant les juges, la femme confirme ses aveux et révèle ses motivations. Un détail marquera la presse et l’opinion : elle n’a jamais touché un centavo pour son travail. Elle a agi par idéalisme, «en accord avec [sa] conscience», dit-elle, convaincue que la politique des Etats-Unis en Amérique latine était néfaste. Sans doute avait-elle lu le livre explosif de Philip Agee (1), un agent de la CIA qui, en 1970, en poste en Uruguay, avait révélé que l’Agence s’activait à saboter les chances de victoire de la gauche à l’élection présidentielle de 1970. Agee sera longtemps fugitif de la justice américaine et trouvera refuge à Cuba, où il est mort en 2008.

En 2016, dans la dernière année du mandat de Barack Obama, un curieux marchandage avait été évoqué dans le cadre du dégel des relations entre les Etats-Unis et Cuba : la liberté d’Ana Belén Montes en échange de l’extradition d’Assata Shakur, militante des Black Panthers évadée de prison en 1982 et exilée sur l’île communiste. Le refus de Cuba de livrer la réfugiée aurait mis fin à la négociation, jamais reconnue officiellement.

Menottée sur la table d’opération

Condamnée à vingt-cinq ans de réclusion en 2002, Ana Belén Montes a surmonté en prison un cancer du sein. En 2006, elle subissait une mastectomie et des séances de chimiothérapie menottée des mains et des pieds. Ses demandes de libération anticipée pour raison de santé ont toutes été refusées. En ce début d’année, après un peu plus de vingt ans passés derrière les barreaux, elle a enfin retrouvé la liberté. Elle reste sous étroite surveillance pour les plus de quatre ans qu’il lui reste à purger et ses communications seront contrôlées.

L’ancienne espionne a décidé de s’installer à Porto Rico et s’est exprimée dans un communiqué transmis par son avocate : «Je suis plus qu’heureuse de retrouver la terre portoricaine. […] Confrontée à la nécessité de gagner ma vie, j’aimerais me consacrer à une existence tranquille et privée. Par conséquent je ne participerai à aucune activité médiatique.» Elle ne renie pas pour autant ses engagements et garde intact son soutien au régime communiste cubain, en lançant : «Qui, ces soixante dernières années, a demandé au peuple cubain s’il souhaitait que les Etats-Unis lui imposent un embargo qui l’asphyxie et le fait souffrir ?»

(1) Journal d’un agent secret, dix ans dans la CIA (1975, traduit en français en 1976).