Samedi. 23 heures. Le Parlement du Salvador est étrangement animé à cette heure tardive. Des députés de tous les partis sont présents pour la session plénière exclusive organisée à la demande du président Nayib Bukele, au terme d’une des journées les plus sanglantes de la décennie. «Ce samedi 26 mars s’est clos avec 62 homicides à travers le pays», annonce sur Twitter, la police nationale du Salvador. Si l’on en croit ces chiffres, correspondant au nombre de demandes de reconnaissance de défunts reçues par l’institut de médecine légale, il s’agirait du jour le plus meurtrier de l’histoire du pays depuis les 51 homicides du 27 août 2015.
Face à cette explosion de violence, le président Nayib Bukele réclame la mise en place de l’état d’urgence. Et l’obtient en pleine nuit, 80 % des membres du Parlement s’exprimant en faveur de cette mesure prévue par l’article 29 de la Constitution, notamment en cas de «guerre», de «sédition» ou de «graves perturbations à l’ordre public» – la raison spécifique invoquée dans le décret. Cet état d’urgence, assure sur Twitter le président de l’Assemblée nationale, Ernesto Castro, doit permettre de «sauver des vies et de lutter de front contre la criminalité». Entré en vigueur dès ce dimanche pour une durée d’un mois, il restreint la liberté de réunion et permet aux autorités de consulter la correspondance et les communications des citoyens, ainsi que de procéder à des arrestations sans mandat.
Opération policière de grande envergure
La vague d’homicides qui secoue le Salvador, attribuée aux bandes armées qui compteraient environ 70 000 membres au Salvador, dont plus de 17 000 incarcérés selon les autorités, semble avoir débuté vendredi soir, avec la mort d’une douzaine de personnes. Après une vingtaine d’homicides supplémentaires à travers le pays, samedi, les autorités ont ordonné le déclenchement d’une opération policière de grande envergure contre les principaux gangs du pays, dont la Mara Salvatrucha (abrégé en MS-13), organisation criminelle comptant des dizaines de milliers de membres, du Canada à l’Amérique Centrale.
Profil
Comme en témoignent les photos publiées régulièrement sur le compte Twitter de la police nationale (PNC), les forces de l’ordre ont procédé à l’arrestation de nombreux membres de gangs, soupçonnés d’avoir commandité ou perpétré certains des homicides survenus au cours du week-end. Dans un communiqué, le président Bukele a exhorté le bureau du procureur à traiter avec la même «efficacité» tous les membres de gangs et prévenu qu’il ne tolérerait pas «les juges qui favorisent les criminels».
Des victimes choisies au hasard
Face au «rebond des homicides, quelque chose contre quoi nous avions travaillé si dur», Nayib Bukele, qui a fait de la pacification du pays l’un de ses principaux objectifs, a également décrété l’ouverture d’une enquête afin de découvrir «qui se trouve derrière et finance tout ça», laissant entendre que l’explosion de violence pourrait résulter d’une stratégie délibérée. Si les morts sont survenues dans la quasi-totalité du territoire national, seuls deux des quatorze départements ayant été épargnés, douze d’entre elles ont été recensées dans le département central de La Libertad, où les gangs sont particulièrement actifs.
Comme le rapporte la Prensa Gráfica, un des principaux journaux du Salvador, plusieurs victimes ont été abattues dans la rue et semblent avoir été choisies au hasard par leurs agresseurs. Un marchand de fruits, un boulanger… Les cadavres abandonnés, à la vue et au su de tous. La Prensa y voit clairement un acte politique, un «message au gouvernement».
A lire aussi
Cette tragédie survient alors que l’an dernier, les chiffres des homicides au Salvador étaient tombés au plus bas depuis les accords de paix de 1992, qui avaient mis fin à douze ans de guerre civile entre le Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN) et l’armée salvadorienne. Depuis son élection en 2019, Nayib Bukele se targue de mener une lutte sans merci contre les gangs, qu’il qualifie régulièrement d’«ennemi intérieur». Son programme, axé à la fois sur la lutte contre la criminalité et la corruption, lui vaut une forte popularité. Bukele est le premier président depuis la fin de la guerre civile à bénéficier de la majorité parlementaire (61 des 84 sièges du Congrès). Il est cependant critiqué pour sa tendance aux dérives autoritaires, comme en février 2020 où il avait fait irruption au Parlement, escorté par des militaires lourdement armés, afin de faire pression sur les députés.
L’instauration brutale de l’état d’urgence décrétée ce week-end n’échappe pas aux critiques, venues de l’opposition comme des organisations de défense des libertés civiles. L’avocate Ursula Indacochea, de l’organisation Due Process of Law Foundation, qui travaille au renforcement de l’Etat de droit et à la promotion des droits humains en Amérique latine, dénonce ainsi un décret portant préjudice aux libertés des citoyens, qui risquent de se retrouver «à la merci des superpouvoirs exceptionnels de l’Etat, sans aucune protection contre d’éventuels abus».