Au coin de la 185e Rue, aux confins nord de Manhattan, le 615 Fort Washington Avenue, gros immeuble Art déco fendu d’une étroite esplanade, illustre la vaine résistance des épiceries dominicaines contre l’invasion des chaînes de drugstores aseptisées. Dans les années 1930, le quartier était également en pleine transformation : il grouillait de tant de résidents germanophones qu’on l’avait surnommé le Quatrième Reich, sans égard pour le sort de ces 25 000 réfugiés venus du sud de l’Allemagne. Allemands certes, mais tous Juifs, et contraints à l’exil par les persécutions nazies.
Heinz, alias Henry, avait 15 ans, et son frère Walter un an de moins quand ils sont arrivés à New York en 1938. La famille Kissinger avait croupi deux ans dans un deux-pièces décati du Bronx avant d’emménager ici. Un appartement plus grand, la solidarité du voisinage, des synagogues conformes à leurs rites orthodoxes, il y avait là de quoi adoucir un peu l’exil.
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Mais tout de même. Louis, le père, l’ancien prof respecté de Fürth, leur ancienne ville proche de Nuremberg, le conservateur si assuré de son identité allemande qu’il se disait royaliste et favorable au retour de Guillaume II pendant la république de Weimar, s’enfonçait dans la dépression en survivant comme comptable dans une usine. Paula, la mère, fille unique d’un riche négociant en bestiaux de Bavière, faisait littéralement bouillir la marmite en s’occupant seule dans sa cuisine d’un service de traiteur casher. Aux côtés de leurs parents décla