Pistes vertes
«Pistes Vertes» est une série de reportages consacrée aux initiatives pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, dans les régions les plus affectées du monde. Chaque mois, «Libération» donne la parole aux communautés en première ligne, qui pensent que des solutions existent et qu’il n’est pas trop tard. Ce projet a reçu le soutien du Centre européen de journalisme dans le cadre du projet Journalisme de solutions, financé par la fondation Bill & Melinda Gates. «Libération» a conservé sa pleine indépendance éditoriale à chaque étape du projet.
Patricia Hidalgo s’éponge le front. A 8 heures du matin, le soleil tape déjà fort, fait suffoquer sous l’épais manteau vert de la forêt montagneuse du sud du Costa Rica qu’il surplombe. Des pluies diluviennes peuvent s’abattre d’une minute à l’autre, en ce début de saison humide. Elle s’affaire à bêcher la terre sur cette parcelle exploitée par Kábata Könana («défenseuses de la montagne», en langue cabécar), une association de femmes autochtones de ce petit pays d’Amérique centrale. Elles ont décidé de réapprendre à cultiver la terre à la manière de leurs ancêtres, trop souvent méprisée : leur science millénaire a failli disparaître. La surface des terres attribuées aux Cabécars s’est considérablement réduite au fur et à mesure de l’expansion de terres agricoles, mais sous l’effet combiné d’un regain d’intérêt pour les cultures indigènes et du retour à une agriculture hyperlocale pendant la pandémie, les pratiques séculaires de ce peuple d’une dizaine de milliers de membres ressurgissent dans la sierra de Talamanca.
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«Ici, c’est le “witö”, explique Patricia. Le verger : on trouve les légumes, les fleurs, les herbes aromatiques, mais aussi les plantes médicinales.» Chez les Cabécars, il existe cinq manières d’utiliser le territoire : le witö, le teitö, où l’on sème les grains de base comme le maïs, les haricots et le riz, le chamugrö, où l’on trouve les arbres plus permanents comme le cacao, la banane, la banane plantain et les arbres pour la culture du bois, le sa dali, la basse-cour, et le sasha, la forêt. Dans le witö, des îlots se dessinent dans le sol terreux, témoins de l’ingéniosité d’une agriculture qui pallie l’absence de technologie moderne «On bâtit un lit de terre entouré de troncs de bananiers qui sert à conserver l’humidité, car nous n’avons pas de système d’irrigation, explique Patricia. Ensuite, on couvre l’îlot d’herbe sèche pour éviter l’érosion, puis on couvre le tout avec des feuilles de bananier pour contrôler les mauvaises herbes.» Des lézards zigzaguent entre les tiges naissantes ; les oiseaux multicolores se répondent en canon dans la jungle avoisinante.
La crise du Covid-19 a accéléré le retour aux sources de l’agriculture indigène : «La pandémie nous a toutes affectées en 2020. Il n’y avait plus de fruits et légumes en ville.» La «ville» dont parle Marisela Fernandez, 48 ans et présidente de l’organisation, est plutôt un gros village qui s’appelle Bribri, au bord de la rivière Sixaola, à une heure de là. Kábata Könana décide alors de s’implanter sur une parcelle que le peuple cabécar avait récupérée au terme d’un procès contre un exploitant bovin – l’homme occupait avec ses 4 000 têtes de bétail 1 100 hectares d’un territoire finalement reconnu comme indigène. «Avant, on avait du mal à faire valoir nos droits à cause de la barrière de la langue, se souvient la dirigeante de Kábata Könana, qui n’a appris l’espagnol, la langue officielle du Costa Rica, que récemment. Grâce à un avocat, on a récupéré nos terres car elles étaient exploitées par un non-indigène.»
«Nos fruits et légumes sont cultivés sans aucun pesticide»
En pleine pandémie, elles commencent à semer : d’abord le witö, ses tomates, ses courgettes, la coriandre, puis les arbres du chamugrö. Aujourd’hui, la modeste bâtisse en brique surplombée d’un toit de tôle, qui servait de point de rencontre aux femmes de la communauté pour discuter de développement économique et social, est devenue le siège d’un réseau comptant 267 paysannes dans 110 parcelles réparties dans les montagnes de Talamanca. «On arrive à convaincre la population, se réjouit Marisela. Depuis la crise du coronavirus, le prix des aliments de base a augmenté, il n’y a pas de travail pour les communautés, alors on ne veut pas dépendre du supermarché pour se nourrir.»
Les femmes des communautés voisines viennent souvent leur rendre visite : le troc est très répandu parmi les Cabécars : plants de papaye contre fèves de cacao, graines de café contre graines de courgette, ou du miel. Tout est bio. «Nos ancêtres n’avaient pas de cholestérol, pas de cancer, poursuit Marisela. Mais avec les produits agrochimiques, ces maladies se sont développées. Les paysans ne savaient pas se protéger, ils ne mettaient pas de masque. Aujourd’hui, nos fruits et légumes sont cultivés sans aucun pesticide.» Toute la communauté cabécar est sensibilisée à cette agriculture durable, écoresponsable et ancestrale. «Tandis que l’homme détruit le monde, nous, on le reconstruit», sourit-elle.
La journée de labeur est terminée. Marisela, Raquel, Imelda, Flory, Kattia et Julia se réunissent en face de l’entrée du witö, où des plants de l’arbre qui produit le guanabana – un fruit appelé corossol aux Antilles françaises – attendent d’être plantés. «J’aime travailler avec des femmes, assure Julia. On est plus timide, on a moins confiance lorsqu’il y a des hommes. Alors qu’ici on s’entraide.» Kattia renchérit : «Cette peur émane du patriarcat, du machisme dans la société. Certaines disent : “Je ne peux pas faire ça !” Mais je leur réponds que si tu n’essayes pas, tu n’arrives à rien.» Pour certaines, le point de départ de la non-mixité a été un traumatisme : «J’ai vécu des violences conjugales, confie Marisela. J’ai résisté, on a failli me tuer. Et en raison de la barrière de la langue je ne pouvais pas faire appel à la justice. Mais j’ai pu me sortir de cet enfer. Aujourd’hui, je veux lutter pour que les femmes obtiennent plus de droits et gagnent en pouvoir de décision.»
Si les Kábata Könana n’ont pas théorisé leur combat, leur organisation présente tous les aspects du mouvement écoféministe, qui associe les luttes féministe et écologique, prenant acte du rôle prépondérant des femmes comme agricultrices, en charge de nourrir leurs familles, dans de nombreuses communautés. Le terme, employé pour la première fois par la philosophe française Françoise d’Eaubonne, dans son livre le Féminisme ou la Mort (1974), dénonce la domination croisée du patriarcat et de l’hypercapitalisme, appelant les femmes à une révolution mondiale. L’écoféminisme et les mouvements de femmes paysannes sont particulièrement forts en Amérique latine – notamment au Brésil – et en Inde. «Nous, les femmes, avons toujours été marginalisées, vulnérables, discriminées», pose Sara Omi, présidente de la Coordination de femmes leaders territoriales, un réseau d’associations de femmes indigènes en Amérique centrale dont fait partie Kábata Könana. Cette indigène emberá est originaire du Panamá voisin. «Nous sommes en première ligne face aux crises sociales et climatiques. Nous savons donc ce qu’il faut changer dans la société, plaide-t-elle. C’est ce qui s’est passé ici pendant le Covid. Nous organiser ainsi entre sœurs nous rend plus responsables en tant que femmes.»
Forêt primaire et fourmi paralysante
Si la communauté a pu récupérer ses terres, c’est aussi parce que le Costa Rica fait figure d’exception dans la région en matière d’environnement : depuis trente ans, ce modèle démocratique – le Costa Rica figure à la 17e place à l’indice démocratique du média britannique The Economist, alors que la France est 23e – a décidé de régénérer ses forêts grâce à la multiplication de parcs nationaux, mais aussi des récompenses financières, comme le paiement pour services environnementaux qui, à travers le Fonds national de financement forestier, rétribue les propriétaires de terres qui fournissent un service environnemental et reboisent leurs parcelles. De 20 % dans les années 1980, le Costa Rica se vante aujourd’hui d’avoir dépassé les 50 % de couverture forestière : un modèle difficilement applicable en Amérique centrale, où les régimes corrompus et autoritaires sont majoritaires.
Alignées sur ces programmes gouvernementaux, les femmes de l’association mènent de front des projets de reboisement. Pour en témoigner, elles s’enfoncent dans la frondaison en direction du sacha, la partie de la forêt consacrée à la reforestation. Il faut une dizaine de minutes à braver les lianes, à se frayer un chemin à la machette à travers la forêt émeraude pour l’atteindre. «Le bois a son propriétaire, explique Imelda. il s’appelle Duargö. Il prend soin des animaux, des plantes, des arbres. Quand on entre dans le bois, on lui dit ce dont on a besoin, qu’on va entrer sans rien abîmer, en harmonie avec la nature.» Marisela cueille une feuille de bananier, et en un tour d’origami cabécar, elle fabrique une assiette. «Voilà ce qu’on utilise pour manger dans les bois.» Elle s’adosse aux racines apparentes d’un chilamate – Ficus insipida en latin. «Attention ! Une fourmi balle ! La douleur est celle d’une balle de fusil. Cette fourmi te paralyse !» Un insecte de 3 centimètres, aux mandibules voraces, apparaît. On dit de sa piqûre qu’elle est plus douloureuse que tout autre insecte. C’est l’un des monstres magnifiques de la terre-mère de Talamanca.
Le sacha se loge plus loin. A flanc de colline, une bananeraie d’une vingtaine d’arbres seulement. Tout autour, de jeunes pousses d’arbres fruitiers. «Quelqu’un avait planté ces bananiers sur cette partie de terre qui appartient à la communauté, explique Imelda. On a trouvé un arrangement et le propriétaire a accepté qu’on vienne planter d’autres arbres, plus jeunes, pour retrouver une partie de la forêt primaire.» En 2021, Kábata Könana a reçu le prix Equateur du Programme des Nations unies pour le développement, décerné à dix peuples autochtones du monde entier pour leur travail en faveur de la biodiversité. «La barrière du machisme et de la marginalisation nous empêche encore d’avancer, en tant que femmes indigènes, estime Sara Omi. Mais nous avons l’énergie pour continuer. Ne plus jamais nous taire.» Les femmes de Kábata Könana rêvent désormais de créer une école et une clinique, pour être encore plus autonomes.