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Interview

Pont effondré à Baltimore : «L’ennemi essentiel d’un ouvrage en milieu nautique, c’est le choc d’un bateau»

Un pont s’est presque entièrement effondré à Baltimore après la collision avec un porte-conteneurs de 300 mètres de long dans la nuit de lundi à mardi 26 mars. Selon Jacques Combault, de l’Ecole des Ponts et Chaussées, ce risque est le plus important pour les ponts de ce type.
Le cargo Dali après sa collision avec le pont Francis Scott Key le 26 mars 2024 à Baltimore. (Tasos Katopodis /AFP)
publié le 26 mars 2024 à 20h56

Deux kilomètres et demi de structure métallique effondrée, sinon tordue, entraînant dans sa chute personnes et voitures dans l’eau glacée de la côte est américaine. Dans la nuit de lundi à mardi 26 mars, le pont autoroutier Francis Scott Key de Baltimore (Maryland), 15 mètres de haut, s’est écroulé quasi entièrement. Un cargo de 300 mètres de long et 48 mètres de large avait percuté l’une de ses piles, appui massif qui sert à soutenir le tablier de l’ouvrage. Plusieurs arches se sont d’abord écroulées, puis l’ensemble s’est déformé et est presque intégralement tombé par morceaux vers 1h30 du matin (heure locale). Le navire en cause, le Dali, venait de partir pour rejoindre la pleine mer, direction le Sri Lanka, à une «vitesse rapide» de 8 nœuds (15 km/h). Une «perte momentanée de propulsion» a empêché ses deux pilotes de le contrôler. L’équipage a seulement pu alerter les autorités peu avant l’incident, leur permettant de couper une partie du trafic. Collision inévitable. Et «tragédie inconcevable» pour le maire de la ville, Brandon Scott. Au moins six personnes sont encore portées disparues - des membres d’une équipe d’ouvriers travaillant sur le pont au moment de l’accident.

Bateaux, drones, hélicoptères et plongeurs sont mobilisés pour secourir les victimes : l’état d’urgence a été décrété par le gouverneur du Maryland pour mobiliser le maximum de ressources. Deux personnes ont déjà été sorties de l’eau : l’une transportée à l’hôpital dans un état grave, la seconde sortie indemne. Selon le chef des pompiers de Baltimore, un sonar a repéré des véhicules dans l’eau, mais il n’a pu fournir plus de détails - et notamment si des automobilistes sont restés coincés dans leur véhicule, ce que «ne pensent pas» les autorités. Aucun des 22 membres de l’équipage du navire n’a été blessé, selon la société exploitant le porte-conteneurs.

Jacques Combault, professeur à l’Ecole des Ponts et Chaussées revient pour Libé sur les risques d’effondrements de pont liés à des collisions de navires. Pas si exceptionnels, mais rarement aussi dramatiques.

Est-ce que l’effondrement d’un pont aussi important que celui de Baltimore est étonnant ?

L’ennemi essentiel d’un pont, lorsqu’il est implanté dans un milieu nautique, c’est le choc d’un bateau. Et c’est malheureusement quelque chose qui arrive régulièrement, mais la plupart du temps sur des ouvrages bien moins importants, avec peu ou pas de victimes. Donc ils sont moins médiatisés. J’ai par exemple participé récemment à la rénovation d’un petit pont dans l’est de la France, endommagé par une péniche. Le pont de Baltimore a beau être un très grand pont, d’une portée [longueur comprise entre deux piles, ndlr] relativement importante, le problème est que la pile n’a pas résisté au choc, et donc l’ensemble de la structure n’a pas tenu. C’est vrai pour tous les ponts : quand on les conçoit, on commence par étudier l’emplacement de ces appuis. Le tablier [la structure qui supporte les charges du trafic routier à la surface, ndlr] est ensuite élaboré pour résister aux charges en fonction de la position des piles. A partir du moment où l’une d’elles lâche, à cause d’un choc avec un bateau ou d’un tremblement de terre, l’ouvrage a peu de chances de résister.

Comment réduire les risques de rupture de ces appuis ?

La première disposition qui permet de limiter et d’éliminer totalement le risque de rupture d’un pont par collision avec un navire, c’est d’implanter les appuis hors de la zone dangereuse. Donc sur les berges plutôt que le chenal de navigation. Quand on ne peut pas faire autrement que d’implanter des piles en milieu maritime - c’est le cas du pont du Storebælt, au Danemark - il faut dimensionner les piles en fonction des types de bateaux qui fréquentent la zone. On sait faire des études statistiques (selon les vents, la vitesse du courant, des vagues, les risques d’anomalies mécaniques sur le navire) pour évaluer les efforts que devront supporter ces appuis et les dimensionner en conséquence. Pour le cas de Baltimore, je suis frappé par la fragilité des piles, dans leur conception : pour un tel ouvrage, elles auraient dû être plus massives, mieux fondées et plus résistantes - quoique avec un navire de cette taille, on peut difficilement imaginer un appui résister à un tel choc.

Est-ce qu’un accident d’une telle ampleur pourrait se produire en France ?

De mémoire, il n’y en a pas eu récemment. Nous avons quelques grands ponts en milieu aquatique, comme le pont de Normandie, de Bretonne ou de Tancarville, mais leurs piles ont toutes été implantées sur les berges des fleuves. Donc le risque qu’un navire entre en collision avec ces appuis est écarté. Il n’y a pas de raison d’avoir peur d’un éventuel choc de bateau qui viendrait causer un tel effondrement. Il faut savoir qu’un pont classique comme ceux qui franchissent la Seine sont essentiellement dimensionnés pour le trafic, et on maîtrise aujourd’hui parfaitement cet élément. Ces types de ponts ne sont pas non plus vulnérables au vent ; et quand ils sont en rivières, leurs piles sont dimensionnées pour résister à des chocs de bateaux. Pour le cas de la Seine, la navigation y est bien maîtrisée, les trafics de péniches n’ont pas considérablement grossi depuis leur époque de construction : il n’y a pas eu d’incident notoire jusqu’ici et pas vraiment de risques de ce côté-là pour que ça s’effondre.