Menu
Libération
Campagne

Présidentielle américaine : Trump miraculé, Biden poussé vers la sortie

Le contraste est apparu saisissant cette semaine entre un ancien président nimbé d’une aura quasi mystique devant ses partisans fanatisés et l’actuel chef de l’Etat affaibli par le Covid et aux prises avec la pression des démocrates. La question de son retrait se pose chaque jour avec davantage d’insistance.
Donald Trump avec les stigmates de la tentative d'assassinat, le 16 juillet à Milwaukee. (Angela Weiss/AFP)
par Julien Gester, envoyé spécial à Milwaukee (Wisconsin) et Frédéric Autran
publié le 19 juillet 2024 à 21h31

Ces deux-là se toisent, se bagarrent et se méprisent depuis des années. Deux hommes blancs qui ont en commun un âge objectivement trop avancé pour supporter la charge de la présidence des Etats-Unis, mais pas grand-chose d’autre. Idéologiquement et humainement, un gouffre les sépare, mais jamais les destins de Joe Biden et Donald Trump n’avaient autant donné l’impression de diverger qu’au cours des trois semaines écoulées. Les plus folles, à ce jour, d’une campagne qu’on annonçait ennuyeuse, remake obsolète et néanmoins si crucial du duel remporté en 2020 par le démocrate. A elle seule, la soirée de jeudi a reflété de manière aussi cruelle que criante ces deux trajectoires inversées. Pendant qu’à Milwaukee, Donald Trump paradait devant ses adeptes en clôture de la convention républicaine, Joe Biden, covidé, isolé dans sa maison du Delaware et lâché à petit feu par l’establishment démocrate, voyait la presse américaine dégouliner d’articles et de «breaking news» prédisant son abandon imminent. Il a annoncé ce vendredi qu’il reprendrait sa campagne la semaine prochaine.

Un retrait dès ce week-end ? C’est ce qu’a laissé entendre le site Axios, fondé par trois piliers de Politico au carnet d’adresses parmi les plus fournis de Washington et premier média à remettre une pièce dans la machine anti-Biden après quelques jours de flottement consécutifs à la tentative d’assassinat de Donald Trump, samedi 13 juillet en Pennsylvanie. En l’espace de quelques heures, jeudi, tout l’écosystème médiatique d’obédience plutôt démocrate, du New York Times au Washington Post en passant par les chaînes CNN et MSNBC, a redonné la parole, le plus souvent anonymement, à des pointures démocrates exhortant le président de 81 ans, plombé par son débat télévisé calamiteux de fin juin, à renoncer. «Cela ne peut pas durer plus longtemps. Les gens voient et sentent que les murs se rapprochent», confiait un élu de haut rang à CNN.

Jointe au téléphone par Libé, une cadre du Parti démocrate directement impliquée dans la campagne ne cache pas sa lassitude. «Depuis trois semaines, on a beaucoup moins entendu Donald Trump que d’habitude. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’il se régale en regardant les démocrates se déchirer entre eux. Ne perdons pas des yeux que le danger suprême, c’est lui et clairement pas Joe Biden», lâche-t-elle énervée, reprochant aux médias d’attaquer la mauvaise personne. Les pressions croissantes qui pèsent sur la campagne moribonde du président ne sont toutefois pas une invention médiatique. Elles viennent, avant tout, des élus du parti, des candidats qui craignent un raz-de-marée républicain en novembre, des donateurs inquiets et, tout simplement, des électeurs. Selon un sondage Associated Press publié mercredi, qui a attisé les inquiétudes, deux tiers des démocrates considèrent que Joe Biden devrait passer le flambeau.

Quelques heures avant que Donald Trump ne s’exprime en clôture de la convention républicaine, sa première prise de parole en public depuis l’attentat duquel il a réchappé, les observateurs s’interrogeaient ingénument. Fort des faiblesses de son rival et de sa nouvelle étiquette de «survivant», l’ex-président allait-il offrir à ses partisans et au pays un visage plus apaisé ? Tenir la promesse faite ces derniers jours par son camp de se présenter au monde en homme soudain frappé d’humilité et de spiritualité ? L’opportunité était là, claire et immense, pour le candidat Trump de se brancher sur l’émoi et la stupeur du pays, de faire du vertige éprouvé samedi une dynamique et un élan.

Le temps du premier tiers d’un interminable discours d’investiture (le plus long de l’histoire des conventions nationales de partis aux Etats-Unis, et de loin), tout juste a-t-il altéré son ton pour relater en détail, dans un silence d’église, comment la «balle de l’assassin est passée à deux doigts de [lui] ôter la vie» : «Beaucoup de gens m’ont demandé ce qui s’était passé, alors je vais vous le dire, et vous ne l’entendrez plus jamais de ma bouche – parce que c’est trop douloureux…» a-t-il vendu, d’une voix doucereuse et plaintive, l’âme transfigurée par l’effleurement de la mort, et l’oreille pansée de son Saint-Suaire. Le milliardaire s’est dépeint en survivant, qui «ne devrait pas être là», n’était «la grâce de Dieu tout-puissant». Et il a adopté les poses et les mines d’un homme et candidat neuf, déterminé à unifier le pays, «réparer ses fractures», redevenir «le président de tous les Américains, pas seulement la moitié».

Même sauce recuite

Puis le naturel ou le confort de l’habitude ont vite repris le dessus. Pendant le plus clair d’une heure et quarante minutes de grommellements atones, jusqu’à paraître ennuyer une assistance pourtant constituée de milliers de fidèles entre les fidèles, il aura donc rejoué sur un mode vite décousu, voire incohérent, ses plus grands tubes sur «la pire inflation de l’histoire», l’«invasion» migratoire à base de «meurtriers» déversés depuis «les prisons» du Venezuela, l’Amérique «en déclin» de l’«administration en place» – il ne prononce plus ou presque le nom de Joe Biden, comme s’il appartenait déjà à une campagne révolue.

De cette occasion de se réinventer, ou tout du moins de s’adoucir, Trump n’aura donc pas su faire autre chose que le déversoir de ses vieilles obsessions et rancunes, l’exacte même sauce recuite d’obsessions xénophobes et de prophéties populistes qu’il touille ad libitum, de meeting en meeting, depuis son entrée triomphale en politique en 2015. Sa base fanatisée l’aime pour ça, aveugle et sourde à la vacuité des diverses déclinaisons de sa promesse de «restaurer le rêve américain». Désormais officiellement investi, pour la troisième fois consécutive, comme le champion conservateur dans la conquête de la Maison Blanche, le miraculé Trump n’a vraiment pas changé.

Gâchis et déconfiture

Difficile d’imaginer comment pareille prestation, fatalement la plus largement suivie de Trump depuis le débat présidentiel face à Biden – où il n’avait pas été tellement meilleur, mais vite éclipsé par le naufrage de son adversaire – pourrait permettre à la figure la plus clivante de l’histoire moderne américaine de rallier de nouveaux électeurs à sa candidature au-delà de sa base. Le gâchis et la déconfiture ne sont pas minces pour celui qui avait pu paraître presque en mesure de plier l’élection à son avantage il y a quelques jours, en trouvant les ressources physiques, mentales et politiciennes inouïes de se redresser dans la minute suivant un attentat au fusil-mitrailleur. Quand son rival, de trois ans à peine son aîné, peinait encore à se relever d’une sale soirée de débat survenue deux semaines plus tôt.

Joe Biden ne serait pas en si mauvaise posture, souffrant et esseulé, qu’il aurait sans doute passé une excellente soirée. D’après le New York Times, la détermination du démocrate à rester dans la course aurait été ébranlée, ces derniers jours, par trois éléments en particulier : les pressions de l’ex-présidente de la Chambre, Nancy Pelosi, de nouveaux sondages dans certains Etats et le boycott de donateurs majeurs du parti. Toujours selon le quotidien new-yorkais, des discussions auraient débuté dans l’entourage du président sur le meilleur moment pour faire une annonce, s’il décidait de renoncer.

Au profit de qui ? Sa vice-présidente Kamala Harris, comme une évidence ? Une autre pointure du parti, désignée lors d’une primaire improvisée à la convention démocrate prévue en août, au risque de voir le parti se fracturer encore davantage à deux mois et demi du scrutin ? Selon plusieurs médias, Biden pourrait apporter son soutien à Kamala Harris, suivi par les couples Obama et Clinton, afin d’étouffer toute rébellion. La garde rapprochée de Trump, elle, a passé sa kermesse à claironner que cela ne changerait rien de rien à son entreprise de reconquête de la Maison Blanche, quel que soit, in fine, «le démocrate de gauche radicale» retenu, selon le conseiller trumpien Stephen Miller.

Au fil du raout républicain à Milwaukee, on a cependant assisté à un pivotement perceptible des attaques des orateurs de Joe Biden vers Kamala Harris, non sans y verser souvent une dose additionnelle d’implicites remarques sexistes ou racistes. Les éléments de langage sont fin prêts. Le remplacement probable de Biden au sommet du «ticket» présidentiel démocrate ? «C’est littéralement un putsch. Tout ce dont ils accusent les républicains, ils le font en direct à la télévision tous les jours», s’était délecté jeudi Chris LaCivita, cerveau de la campagne Trump 2024, en marge de la convention.

«La main de Dieu»

Sous le vernis des appels incessants à l’unité, et malgré le ralliement de ses anciens challengers de primaires, des convertis lorgnant tous déjà l’horizon 2028 (les Haley, DeSantis, Cruz, Rubio…), le rétrécissement du parti républicain à un spectre trumpocompatible sera apparu criant tout au long de la semaine. L’ancien monde néoconservateur des Mike Pence, Mitt Romney, Liz Cheney ou Paul Ryan, tous absents, a été poussé hors de la photo de famille. Chef des sénateurs conservateurs, et increvable gargouille de l’ancienne droite au Capitole, Mitch McConnell n’est apparu que sous les huées.

L’aura du miraculé, sauvé par «la main de Dieu» comme cela fut dit et répété sans cesse depuis lundi, a parachevé sa stature et son emprise messianiques sur la base. De la fétichisation par ses ouailles du pansement arboré depuis samedi par Trump à son «Fight, fight, fight» post-attentat, poing jeté en l’air, désormais érigé en mantra absolu du peuple Maga («Make America Great Again»), l’image du parti mirée par la convention sera apparue repeinte du sol aux cintres aux couleurs du culte trumpiste. Sa liturgie a pour seul objet d’exalter le génie et le sens du sacrifice du leader, et son canon se révèle calibré au millimètre sur ses idées, son logiciel de campagne, ses intérêts.

L’occultation totale, pendant quatre jours de discours, du combat pourtant très ancré à droite contre l’accès à l’IVG, parce que Trump pense (à raison) que cette cause historique et impopulaire du parti est une machine à perdre, en fut l’un des symptômes saisissants. Tout comme l’hégémonie, de la base aux sommets du parti, du déni de toute légitimité à l’élection remportée par Biden en 2020, ou de la réalité de l’insurrection trumpiste qui s’ensuivit le 6 janvier 2021. Ce conspirationnisme a déjà été actualisé à tous les étages, des discours aux clips diffusés chaque jour à la foule des délégués à Milwaukee, pour annoncer le scrutin 2024 comme truqué d’avance par des «démocrates qui ne sont bons qu’à ça». Un pur fantasme complotiste, puissamment relayé par le propriétaire de X (ex-Twitter), Elon Musk. Et qui n’augure assurément rien de bon dans cette campagne qui n’a sans doute pas livré encore tous ses rebondissements.