Si l’étape du New Hampshire pourrait achever de plier prématurément, dès ce mardi 23 janvier, tout match entre Donald Trump et ses poursuivants républicains, pour le camp d’en face le processus électoral n’aura pas même encore débuté – du moins officiellement. Envisagées comme une pure formalité en l’absence de concurrence de poids opposée au sortant Joe Biden, les primaires démocrates marquent cette année une rupture historique dans le calendrier de la présidentielle et ses préliminaires. Au nom de la faible représentativité du New Hampshire et de l’Iowa – qui ouvrent rituellement la ronde des Etats appelés à départager les prétendants à l’investiture de chaque parti, alors même que leurs populations sont parmi les moins diverses du pays – Biden a incité son parti à se désengager de cette tradition ancienne, qui accorde une influence exagérément prééminente à ces quelques centaines de milliers d’électeurs à plus de 90 % blancs dans la sélection des candidats appelés à être ensuite soumis au vote de la nation, en vue de la diriger à terme.
A la demande du Président, les primaires de son camp devraient désormais débuter plutôt en Caroline du Sud, cette année le 23 février. Un Etat autrement peuplé, où les minorités raciales pèsent près de 40 % de l’électorat, et certes de tradition conservatrice mais considéré comme un possible eldorado démocrate en devenir. Et un Etat où, très opportunément, le candidat Joe Biden s’était totalement relancé en 2020, après avoir failli à convaincre les électeurs du New Hampshire, qui l’avaient classé seulement cinquième d’un scrutin remporté alors par le sénateur du Vermont voisin, le socialiste revendiqué le plus célèbre d’Amérique, Bernie Sanders.
Or, la décision de bousculer le calendrier aura non seulement irrité bon nombre de démocrates du New Hampshire, pour qui cette primeur relève d’une forme de trésor patrimonial soudain mis en péril, mais se sera avérée contrevenir à la législation locale. Celle-ci stipule en effet que la primaire de l’Etat se doit d’être «la première de la nation», et l’actuel gouverneur républicain Chris Sununu (soutien affiché de Nikki Haley) n’entendait pas y déroger. «Quelqu’un dans l’administration Biden ou à la direction nationale du parti a commis une erreur grossière, déplore Andru Volinsky, ancien avocat de la campagne de Sanders en 2016 et candidat démocrate malheureux à l’élection du gouverneur de l’Etat en 2020. Personne n’a vérifié la loi de l’Etat et le pouvoir républicain en place n’allait pas en changer pour faire plaisir aux démocrates.»
Un scrutin boycotté par Biden
De là, la tenue donc mardi d’un scrutin de pure forme, qui ne devrait se traduire cette année par l’envoi d’aucun délégué démocrate à la convention nationale du parti, à Chicago cet été, où la désignation du candidat sera officialisée. Se refusant à prendre part à cette affaire, la campagne Biden a choisi de ne pas faire apparaître son nom sur les bulletins de vote, à l’inverse d’une dizaine de candidats pour la plupart inconnus du public, et aux chances à peu près nulles de faire parler d’eux hors de l’Etat. Mais puisqu’un espace au bas du bulletin autorise chaque électeur à y renseigner un nom de son choix, des partisans du Président promeuvent depuis quelques mois l’initiative d’y inscrire «Joe Biden», afin de lui donner «un élan fort et positif dès maintenant, comme le revendique Laura, la soixantaine, entourée d’une dizaine d’autres militants parmi lesquels elle fait figure de jeunette, sortis brandir des pancartes au centre de la petite ville de Hampton, par un matin très frais à quelques jours du vote. «Sa réélection est nécessaire, pour le bien de ce pays, de la démocratie et de tous les Américains, affirme-t-elle. Il a fait un travail spectaculaire dans des circonstances difficiles, et on ne peut surtout pas laisser Donald Trump revenir au pouvoir.»
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Mais l’envers de cet élan, et de l’écho médiatique croissant qu’il a rencontré, est de nourrir une attente : que les démocrates et indépendants désignent donc en masse Biden comme leur choix malgré tout, sans quoi le Président sortirait symboliquement perdant et affaibli de ce scrutin qui n’en est pas vraiment un, auquel il n’a pourtant pas voulu participer. La concurrence, si elle ne compte presque aucun candidat sérieusement déterminé à lui faire de l’ombre, s’est récemment étoffée d’une alternative qui n’est singulièrement pas un individu mais une idée : l’initiative, promue depuis fin décembre et coordonnée par Andru Volinsky, d’écrire dans cette même case «cessez-le-feu», en solidarité avec le sort des civils palestiniens depuis le 7 octobre. Il s’agit de «marquer l’opposition aux atrocités commises par Israël à Gaza, et faire passer au Président le message qu’il n’a pas fait assez, alors que les Etats-Unis sont en décalage complet avec la communauté mondiale face à cette situation, et l’insatisfaction est immense dans la jeunesse pour cette raison», expose l’avocat, qui prévoit néanmoins de soutenir Biden in fine en novembre.
«Candidat le plus faible que j’ai vu»
A défaut d’engagement formel de la campagne officielle du président-candidat, une dizaine de membres de son cabinet ont été dépêchés dans le New Hampshire ces dernières semaines pour vanter les copieux accomplissements législatifs de l’administration en place, de la relance économique post-pandémie aux investissements historiques dans les infrastructures ou la transition énergétique. Lors des jours précédant le vote, on a vu aussi divers élus locaux et figures démocrates de premier plan se joindre plus directement aux petits groupes de militants postés à des carrefours par des températures négatives pour manifester leur soutien au Président en vue de mardi. Telle la maire de Boston, Michelle Wu, passée en presque voisine. Ou Ro Khanna, représentant californien au Congrès et ancien codirecteur de campagne de Bernie Sanders en 2020.
L’élu quadragénaire est venu saluer «l’enthousiasme organique» des présents, souvent âgés et militants endurcis, et appeler les autres, notamment une jeunesse en désamour vis-à-vis de Biden, à l’appuyer néanmoins : «Ce n’est pas un secret que je suis plus progressiste que le Président mais on n’a pas à être d’accord avec lui à 100 % pour le soutenir pour ce qu’il a réalisé, et ce qu’il réalisera encore, surtout au regard de l’alternative, qui sera Donald Trump. Je suis ravi de la passion des jeunes. J’aime qu’ils manifestent [pour Gaza, ndlr]. J’aime qu’ils se soucient tant de la justice et de la paix. Mais pour y parvenir, il faut d’abord gagner cette élection. Car on connaît la politique moyen-orientale de Trump, qui est alignée sur les éléments d’extrême droite du gouvernement Nétanyahou.» Star montante de l’aile progressiste du parti, Khanna ne réfute pas avoir lui-même un œil sur la présidentielle… 2028.
«Bien sûr ! Pourquoi croyez-vous donc qu’il traîne par ici, par goût pour la météo ?» ironise Kurt Ehrenberg, stratège de campagnes très chevronné, notamment comme lieutenant de Sanders, aujourd’hui retiré des parties d’échecs électorales pour se dévouer à la musique folk et la cause animale. Selon lui, «Ro Khanna aurait dû se présenter dès cette année, au risque de concurrencer Biden, parce qu’il en a envie, et que c’est dans une primaire solide, vivante, que les idées sont débattues, émergent, s’imposent, et portent un candidat. Alors qu’il y a tant à défendre sur la lutte contre la pauvreté, l’accès au logement, les bas salaires, l’éducation, la couverture santé universelle… Et je pense que le parti démocrate a commis une faute extrêmement dangereuse en baissant le rideau sur tout ça pour s’accrocher à l’idée d’imposer Biden, qui est aujourd’hui peut-être le candidat présidentiel le plus faible que j’ai vu de ma carrière. Et en face, il y a Trump. Se priver de cette discussion, ce n’est pas seulement rendre un très mauvais service au parti, mais aux Américains.»
«Dans le déni»
Après avoir été l’un des délégués de Bernie Sanders à la convention nationale démocrate en 2016 et 2020, Vincent (1) a œuvré par divers biais ces deux dernières années à tenter de faire émerger une alternative à Biden sur sa gauche, sans succès. Il aura donc fini par apporter ces dernières semaines son appui à la discrète candidature présidentielle d’un élu du Minnesota à la Chambre des représentants : Dean Phillips, rare figure démocrate à s’être aventurée à défier le président sortant, en dépit de l’hostilité du parti et malgré un déficit de bagage politique, de notoriété et de moyens difficilement surmontables, qu’il s’efforce néanmoins de défier depuis trois mois qu’il enchaîne les rencontres avec les électeurs du New Hampshire les plus curieux.
Reportage
Loin des idées autrement progressistes de Vincent, Dean Phillips – qui bénéficie tout de même d’une conséquente fortune familiale évaluée à 77 millions de dollars et de quelques généreux donateurs – mène une campagne résolument rivée au centre. Par-delà quelques grandes causes fédératrices qu’il gratifie de solutions souvent vagues, il entend surtout surfer sur le rejet de la fatalité d’un affrontement Trump-Biden («Nous méritons mieux que ça», martèle sa campagne) et prône une réconciliation nationale qu’il vante pouvoir réaliser enfin, là où le président sortant aurait échoué ces trois dernières années. «Je suis content qu’il se soit saisi de la cause de la couverture santé universelle, d’autant que c’est quelqu’un qui peut vendre cette idée sans effrayer les gens, veut se réjouir Vincent. Mais j’en suis de toute façon à me dire que n’importe quel démocrate ou presque mérite d’être soutenu plutôt que Biden, parce que je préférerais avoir un démocrate dans le Bureau ovale plutôt que Trump. Et tout comme j’avais senti deux ans avant qu’Hillary Clinton allait perdre en 2016, je ne crois vraiment, vraiment pas que Biden puisse gagner à nouveau. Pas avec la désaffection de tous les gens qui sont en colère, à cause de Gaza ou de ses promesses non tenues.»
Beaucoup des supporteurs de Biden sont «dans le déni», s’inquiète-t-il, et incapables de mesurer l’impopularité profondément enracinée dans l’opinion de leur champion : «Ils flottent dans une autre dimension.» Lui-même très remonté contre l’appui matériel et moral offert par les Etats-Unis aux ravages humains semés par la réponse militaire israélienne à l’attaque du Hamas, et lassé, dit-il, que l’establishment démocrate tienne son suffrage pour «acquis», il n’est pas certain encore de se résoudre une fois de plus en novembre, après 2016 puis 2020, à un vote de raison («Mais je ne voulais pas non plus voter pour Biden la dernière fois, pas après la manière dont lui et le parti avaient à nouveau niqué Bernie»). Le camp d’en face risque cependant fort de donner l’exemple, comme le suggère Shannon Jackson, que beaucoup désignent comme le tacticien à l’origine des succès de Sanders dans la région, et qui travaille désormais au côté de Ro Khanna : «Quand on voit Ron DeSantis abandonner pour se ranger, avec tous les républicains un à un derrière Trump, il va falloir accepter qu’on a un président sortant et se concentrer sur le futur et les objectifs, dans ce deuxième round de l’affrontement entre ces deux titans.» Et ce sans tarder, car, selon lui, «la primaire s’achève sans doute déjà ici, et l’élection générale commence dès mercredi».
(1) Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressé.