«Son nom était George Perry Floyd Jr» : c’est par ces mots, et devant une photo de l’Afro-Américain alors enfant dans les bras de sa mère, projetée pour les jurés, que le procureur Steve Schleicher a ouvert ses réquisitions lundi matin à Minneapolis, dans l’Etat américain du Minnesota. Au terme de trois semaines d’un procès saisissant, parfois bouleversant, et très suivi – il est diffusé en direct à la télévision, à la radio et sur les sites d’information, une première pour le Minnesota –, l’accusation avait une dernière occasion de convaincre les jurés de la culpabilité de Derek Chauvin pour le meurtre de Floyd, décédé fin mai lors de son interpellation pour une infraction mineure. Il avait été maintenu au sol, menotté, pendant plus de neuf minutes sous le genou du policier blanc de 45 ans, dont dix-neuf au service de la police de Minneapolis. Les images de l’agonie de Floyd et de l’attitude de Chauvin – main dans la poche, remarques narquoises – filmées par des passants effarés et en colère avaient déclenché un mouvement inédit de manifestations contre le racisme et les brutalités policières. Pièces maîtresses de l’accusation, des extraits vidéos de la scène, montrés plus d’une douzaine de fois lors du procès, ont à nouveau été diffusés lundi.
A lire aussi
«Le 25 mai 2020, George Floyd est mort, le visage contre le bitume. Pendant neuf minutes et vingt-neuf secondes, George Floyd a lutté, essayant désespérément de respirer», a décrit le procureur. «Ce n’est pas du maintien de l’ordre : c’est un meurtre, a-t-il asséné en conclusion de son réquisitoire, qui a duré plus d’une heure et demie. L’accusé est coupable des trois chefs d’accusation. Et il n’y a aucune excuse.» Derek Chauvin est jugé pour meurtre, homicide involontaire et violences volontaires ayant entraîné la mort, chefs d’inculpation passibles de peines maximales de quarante, vingt-cinq et dix ans d’emprisonnement. Les recommandations de l’Etat du Minnesota, pour des accusés qui, à l’instar de Chauvin, n’ont jamais été condamnés par le passé, sont plus clémentes : respectivement de dix ans et demi de prison pour les deux premières charges et de quatre ans pour la troisième. L’ancien policier, limogé dans les jours qui avaient suivi la mort de George Floyd, a plaidé non coupable. Il a refusé de témoigner lors de son procès, faisant usage du droit de tout accusé aux Etats-Unis de ne pas apporter de témoignage susceptible de l’incriminer.
«Les derniers mots de Chauvin étaient des supplications», a rappelé le procureur, insistant sur la phrase répétée plus de vingt fois par Floyd, et devenue slogan dans les manifestations antiracistes : «Je ne peux pas respirer.» «Il a dit ces mots à l’accusé. Il a demandé son aide jusqu’à son dernier souffle. Mais monsieur l’officier n’a pas aidé la victime : il est resté agenouillé sur lui», a-t-il affirmé. Soulignant ainsi que les actions de Chauvin ne peuvent être vues comme s’apparentant à un «usage raisonnable de la force», argument qui protège traditionnellement les policiers dans ce type d’affaires.
«George Floyd n’était une menace pour personne, a insisté Steve Schleicher. Tout ce qui était requis, c’était un peu de compassion et aucune n’a été montrée ce jour-là.» Cherchant sans doute à dissiper les dilemmes des jurés, face à leur conception préalable des forces de l’ordre, le procureur a insisté : «Il ne s’agit pas du procès de la police. Il s’agit du procès de l’accusé et il n’y a rien de pire pour les bons policiers qu’un mauvais policier, qui ne suit pas les règles, qui ne suit pas la procédure, qui ne suit pas sa formation et ignore les mesures de son département.»
"Make no mistake: This is not a prosecution of the police. It is a prosecution of the defendant. There's nothing worse for good police than a bad police."
— The Recount (@therecount) April 19, 2021
— Prosecutor Steve Schleicher making the state's closing arguments in the Derek Chauvin trial. pic.twitter.com/arFpItFV5N
«Usez de votre bon sens, croyez-en vos yeux, a exhorté le procureur à l’intention des douze jurés, après une énième diffusion de la vidéo. L’accusé a continué son agression alors que George Floyd ne pouvait plus parler. L’accusé a continué alors qu’il ne pouvait plus respirer, alors qu’il n’avait plus de pouls.» Schleicher a cité les experts, parmi les 38 témoins présentés par l’accusation, qui ont affirmé que Floyd était bien mort d’asphyxie sous le poids de Chauvin, rejetant les différentes pistes évoquées par la défense pour exonérer leur client.
Nullité ou acquittement : les scénarios redoutés
Dans sa plaidoirie finale longue de trois heures, Eric Nelson a conservé la stratégie utilisée pendant ces trois semaines de procès : mettre le doute dans l’esprit des jurés sur les causes de la mort de George Floyd. Pour l’avocat de Derek Chauvin, s’appuyant sur les sept experts appelés à la barre par la défense, et à rebours des déclarations de ceux de l’accusation, l’Afro-Américain serait mort de la conjonction de consommation de drogues, d’une intoxication au monoxyde de carbone émanant du pot d’échappement du véhicule de police et de problèmes cardiaques, se référant à des expertises évoquant un «cœur hypertrophié». «Dans le contexte» d’une immobilisation par la police, mais pas à cause de celle-ci, a-t-il avancé. «Les policiers sont des êtres humains et ils peuvent faire des erreurs dans des situations très stressantes», a-t-il admis, suggérant que «la frustration» bruyante des passants avait détourné l’attention de Chauvin du sort de George Floyd.
L’avocat a également insisté sur l’usage «raisonnable» de la force par Chauvin, répétant l’adjectif à de nombreuses reprises. «Quelles étaient les options de Derek Chauvin ? a questionné Nelson. Il a appliqué les consignes en cas d’arrestation, il a agi comme un agent de police responsable», devant la «résistance active» de Floyd à son arrestation, qui refusait d’entrer dans le véhicule de police (l’accusation a affirmé que Floyd n’était pas capable d’obtempérer parce qu’il était anxieux et claustrophobe). «Trois agents de police n’ont pas pu mettre M. Floyd dans une voiture, a insisté Nelson, en diffusant les images de la caméra-piéton de l’un des agents. Un policier raisonnable comprend l’intensité de la lutte. M. Floyd a été capable de résister aux efforts de trois policiers alors qu’il était menotté.» Pour Eric Nelson, il faut «prendre en compte ce qu’il s’est passé» dans les minutes qui ont précédé celles de la vidéo virale.
«George Floyd est mort parce que le cœur de M. Chauvin était trop petit»
L’accusation a néanmoins eu le dernier mot. Dans sa réfutation de la plaidoirie de la défense, le procureur Jerry Blackwell a dépeint les propos d’Eric Nelson comme des «histoires» trompeuses. «On vous a dit, par exemple, que M. Floyd était mort parce que son cœur était trop gros, a-t-il lancé aux jurés. Maintenant que vous avez vu et entendu toutes les preuves, vous connaissez la vérité. Et la vérité, c’est que George Floyd est mort parce que le cœur de M. Chauvin était trop petit.»
Après cette ultime journée de procès, le jury s’est retiré en fin d’après-midi pour commencer les délibérations. La marche est haute : les douze jurés devront rendre un verdict unanime pour chacun des trois chefs d’inculpation. S’ils ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’ensemble des charges, le procès sera déclaré nul. Un scénario, comme celui d’un acquittement de Chauvin, redouté à Minneapolis, qui s’était embrasé après la mort de Floyd. Le centre-ville est barricadé depuis le début du procès : commerces derrière des planches en contreplaqué, bâtiments publics entourés de barrières et protégés par la Garde nationale. La tension est encore montée d’un cran depuis la semaine dernière, quand Daunte Wright, un jeune Afro-Américain, a été tué par une policière blanche lors d’un contrôle routier dans la banlieue de Minneapolis. La policière a été inculpée trois jours plus tard pour homicide involontaire. Selon le décompte du New York Times, depuis le début du procès Chauvin, le 29 mars, 64 personnes sont mortes aux mains de la police. Plus de la moitié étaient noires ou latino-américaines.