Depuis le 16 janvier, la Colombie a replongé dans une violence extrême, faisant remonter à la surface son passé sanglant. Au compteur : 54 morts, plus de 48 000 déplacés, 11 blessés, et 12 disparus, selon un nouveau bilan (revu à la baisse) des autorités datant de lundi 27 janvier. La région du Catatumbo, dans le nord-est du pays, le long de la frontière vénézuélienne, est le théâtre d’affrontements entre les membres de la guérilla de l’Armée de libération nationale (ELN en espagnol) et des membres dissidents des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), dont la plupart des membres avaient signé un accord de paix avec le gouvernement colombien en 2016.
Après une semaine d’attente, l’armée colombienne a annoncé, vendredi 24 janvier, dépêcher 9 000 militaires sur place pour tenter de reprendre le contrôle du Catatumbo. Le président colombien, Gustavo Petro, qui avait déclaré l’état d’urgence dans le pays le 20 janvier, a annoncé dimanche 26 janvier sur X, que 104 membres du Front 33 – branche dissidente des Farc – ont déposé leurs armes. L’ELN, en revanche, n’a donné aucun signe d’apaisement. C’est cette guérilla révolutionnaire colombienne, active depuis les années 1960, qui aurait déclenché les combats. Elle ne semble pas près, aujourd’hui, de lâcher ses armes.
Del frente 33 se han desmovilizado 104 personas con sus fusiles. No son derrotados.
— Gustavo Petro (@petrogustavo) January 26, 2025
Son jóvenes que saben que la guerra no puede ser eterna en Colombia. Que en Colombia lo que vale la pena es pelear por la vida. pic.twitter.com/x0Ny7ZyDQi
D’où vient l’ELN ?
Créée en 1964, l’ELN s’inspire de la révolution castriste à Cuba, qu’elle ambitionne d’importer en Colombie. D’obédience marxiste-léniniste, ses premiers membres – majoritairement des étudiants et intellectuels de gauche – affirment vouloir combattre les injustices sociales du pays par la lutte armée. Le groupe puise également dans la théologie de la libération, un courant catholique d’Amérique latine axé sur la lutte contre la pauvreté. Dans les années 1970, il compte parmi ses rangs des figures religieuses comme Camilo Torres, prêtre et sociologue tué en 1966, ou le prêtre espagnol Manuel Pérez.
Initialement un mouvement d’intellectuels, l’ELN recrute désormais dans des zones reculées comme le Catatumbo ou les Llanos orientales (plaines de l’est), en ciblant adolescents et communautés autochtones marginalisées. Ces jeunes, souvent privés d’accès à l’éducation ou au travail, voient dans l’ELN une forme de communauté et d’identité, explique Fabián Alfredo Plazas Diaz, spécialiste de l’histoire de la diplomatie colombienne. Toutefois, il note que «le discours de l’ELN a perdu sa capacité narrative», notamment à cause de ses attaques croissantes contre les populations civiles.
Comment le groupe se finance-t-il ?
Dans les années 1980, le groupe armé pratique essentiellement des extorsions pour se financer, en visant des sociétés pétrolières. Mais peu à peu, l’ELN diversifie ses sources de financement, et «participe à des activités criminelles variées», indique Frédéric Massé, spécialiste de la Colombie. Le groupe procède aussi à des enlèvements : il réussit à obtenir 225 millions de dollars via des kidnappings et des extorsions au cours de la seule année 1998, selon le Centre pour la sécurité internationale et la coopération de Stanford.
Depuis une vingtaine d’années, l’ELN pratique également des activités minières illégales, en plus d’être impliqué dans différents trafics de drogue en Colombie. La branche dite du «Front Domingo Laín» (du nom d’un autre prêtre actif dans le mouvement et mort en 1974), présente dans le nord-est du pays, ne se contente plus de prélever un impôt sur les producteurs de cocaïne, comme il le faisait auparavant : «On sait maintenant que l’ELN participe également au trafic de drogue et est en relation avec les cartels mexicains et vénézuéliens», ajoute Frédéric Massé.
Quels sont les liens entre l’ELN et le Venezuela ?
Dès les années 1980, les combattants du front du nord-est de l’ELN ont fait du Venezuela une zone de repli. Comme le rappelle le cercle de réflexion InSight Crime, spécialisé dans le crime organisé en Amérique latine, l’ELN a ensuite bénéficié de l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez au Venezuela, en 1999. Le président de la révolution bolivarienne se montrant bienveillant avec l’ELN et les Farc, le pays frontalier devient la base arrière du groupe armé. «L’ELN est aujourd’hui une armée binationale et un instrument très clair du Venezuela pour influencer la Colombie», affirme le politologue et expert en criminalité Jorge Mantilla, à la BBC. Frédéric Massé évoque, lui, une «symbiose» entre l’ELN, devenu un groupe «paramilitaire» au Venezuela, et le régime actuel de Nicolás Maduro.
Le gouvernement colombien accuse depuis des années Caracas de protéger l’ELN. En parallèle, le Venezuela joue le rôle de médiateur lors des négociations successives avec les groupes armés, que ce soit les Farc ou l’ELN. Les relations entre les deux Etats se sont récemment tendues, lorsque le président colombien a refusé de reconnaître la victoire de Nicolás Maduro à sa réélection en juillet 2024, entachée par une fraude électorale massive. Toutefois, au vu de l’ampleur des affrontements qui ont éclaté en Colombie depuis la mi-janvier, Gustavo Petro a sollicité samedi l’aide de son homologue vénézuélien dans sa lutte contre l’ELN.
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Pourquoi l’ELN n’a pas déposé les armes, comme la plupart des Farc ?
Les gouvernements successifs colombiens ont bien tenté de négocier un accord de paix avec l’ELN, et ce, dès la création du mouvement, en vain. En 2019, les discussions ont été rompues, après un attentat meurtrier revendiqué par le groupe contre l’école de police nationale à Bogotá, qui avait fait 21 morts et 68 blessés. Les tractations ont repris en 2022, avec plusieurs périodes de cessez-le-feu, jusqu’en février 2024, où les négociations ont de nouveau été interrompues par l’ELN, qui reprochait au gouvernement de déroger aux règles du dialogue. Aujourd’hui, les négociations ne sont plus à l’ordre du jour. Le Président a annoncé réactiver les mandats d’arrêt à l’égard de ses chefs. «L’ELN a choisi la voie de la guerre et elle aura la guerre», a-t-il prévenu le 20 janvier sur X.
Gustavo Petro, premier président de gauche en Colombie et ancien membre du groupe armé M-19 – une guérilla marxiste – a promis à son arrivée au pouvoir en 2022 une «paix totale» en Colombie. Autrement dit, d’arriver à mettre un terme à soixante ans d’un conflit armé qui a fait près de 500 000 morts et 7,7 millions de déplacés. Cette ambition semble aujourd’hui compromise. Selon Frédéric Massé, l’ELN considère qu’il n’y a pas toujours pas eu de «transformation socio-économique et politique» dans le pays, justifiant une démobilisation. Le mouvement a été, dès son origine, très «radical» dans ses positionnements idéologiques, bien davantage que les Farc, explique Fabián Plazas Diaz. L’exemple des Farc, qui ont signé un accord de paix en 2016, représente aux yeux de l’ELN une «trahison» des idéaux révolutionnaires.
Autre frein qui «n’incite pas à déposer les armes», ajoute Frédéric Massé : le groupe est de plus en plus impliqué dans la production de cocaïne, secteur très profitable et en explosion. Ce sont près de 2 600 tonnes de cocaïne qui sont produites par an, contre 1 000 tonnes annuelles il y a dix ans. Par ailleurs, son organisation décentralisée en différents fronts ne permet pas une prise de décision consensuelle, contrairement aux Farc, ayant un fonctionnement beaucoup plus centralisé.
Pourquoi l’ELN reprend-elle le combat aujourd’hui ?
«Ce qui est nouveau, c’est l’ampleur de l’attaque de l’ELN», car en réalité «les affrontements n’ont jamais cessé», rappelle Frédéric Massé. L’expert évoque trois raisons aux affrontements entre les deux groupes armés : leurs divergences idéologiques, parfois des raisons personnelles entre certains combattants et, surtout, le contrôle des activités et ressources criminelles.
La région du Catatumbo est une zone hautement stratégique. D’un point de vue géographique d’abord, puisqu’elle est située à la frontière avec le Venezuela, zone propice au repli de l’ELN, mais aussi car il s’agit d’un territoire montagneux qui abrite une forêt dense, difficilement contrôlable par l’Etat colombien. Elle produit massivement la plante de coca qui sert de base à la fabrication de cocaïne, une source de revenus désormais cruciale pour l’ELN. «Le financement illégal est-il devenu une fin ou un moyen ?» s’interroge Frédéric Massé. Depuis 2016, l’ELN a progressivement comblé le vide laissé par la démobilisation des Farc dans la région, et repris la mainmise de la production et du transport de la cocaïne.