Après plus d’un an d’hypothèses à foison, l’énigme géopolitique du sabotage des gazoducs Nord Stream a-t-elle enfin trouvé son coupable ? Roman Tchervinski, 48 ans, ancien commandant des Forces d’opérations spéciales ukrainiennes, est mis en cause dans une enquête conjointe révélée samedi 11 novembre par le quotidien américain The Washington Post et le magazine allemand d’investigation Der Spiegel, qui le présentent comme le «coordinateur» des explosions survenues le 26 septembre 2022 dans les eaux de la mer Baltique.
WASHINGTON POST EXCLUSIVE: Roman Chervinsky, a colonel in Ukraine’s Special Operations Forces, was integral to the brazen Nord Stream pipeline attack, say people familiar with planninghttps://t.co/Sy5GwV2joW
— Washington Post PR (@WashPostPR) November 11, 2023
S’appuyant sur des témoignages anonymes de responsables ukrainiens et européens, l’enquête des deux médias privilégie la thèse du voilier l’Andromeda dévoilée par des médias internationaux et la police allemande, selon eux la piste la plus prometteuse à ce jour.
Reportage
Après avoir quitté Rostock, sur la côte baltique allemande, le 6 septembre 2022, ce petit voilier de tourisme de quinze mètres de long fait escale dans le port de Christiansø, une minuscule île danoise en pleine mer Baltique, avant de naviguer au-dessus des gazoducs. A son bord, six personnes sous de fausses identités, matériel de plongée et charges explosives sous le bras. Quelques jours après son passage, deux geysers bouillonnants apparaissent à la surface des eaux baltiques, le 26 septembre 2022. Sous l’effet du choc, les pipelines se tordent et se déchirent. Dans les heures qui suivent, quatre énormes fuites de gaz sont décelées sur le réseau de gazoducs, dans les zones économiques maritimes de la Suède et du Danemark, qui ont lancé des investigations officielles. Depuis, un long mystère plane sur les circonstances exactes et les responsables possibles des explosions sur le réseau Nord Stream. Ce mystère fait l’objet d’un véritable bras de fer géopolitique sur fond de guerre en Ukraine entre la Russie et l’Europe, dépendante des exportations de gaz du Kremlin.
L’intéressé accuse la propagande russe
Selon le Washington Post, Roman Tchervinski n’aurait ni planifié l’opération, ni agi seul. Ordres auraient été reçus de responsables ukrainiens plus haut placés, dont le général Valery Zaluzhny, le plus haut gradé de l’armée ukrainienne. «Toutes les spéculations sur mon implication dans l’attaque de Nord Stream sont répandues par la propagande russe sans aucun fondement», a nié le commandant des forces spéciales par l’intermédiaire de son avocat.
Tour à tour attribuée à la Russie, aux Etats-Unis ou à l’Ukraine – tous ont nié en bloc –, la responsabilité des explosions reste opaque. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, en particulier, a réfuté à plusieurs reprises ces allégations. «Je ne ferais jamais cela», s’était-il défendu en juin dernier au quotidien allemand Bild, ajoutant qu’il «aimerait voir des preuves». Le Washington Post avance que le chef de l’Etat ignorait tout de l’opération de sabotage. Sollicité pour cette enquête, le gouvernement ukrainien a répondu par un silence radio.
Détenu à Kyiv dans l’attente d’un procès
Par le passé, Roman Tchervinski a occupé des postes de haut niveau au sein de l’agence de renseignement militaire et du service de sécurité ukrainiens. L’homme est un habitué des opérations secrètes. Les articles du Washington Post et de Der Spiegel font mention, pêle-mêle, d’un plan complexe pour attirer en Bélarus, capturer et faire inculper en Ukraine des combattants du groupe mercenaire russe Wagner en 2020, d’une opération visant à tuer des dirigeants séparatistes pro-russes en Ukraine, ou encore de l’enlèvement d’un témoin susceptible de corroborer le rôle de la Russie dans l’abattage du vol 17 de la Malaysia Airlines au-dessus du Donbass.
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Arrêté en avril, Roman Tchervinski est actuellement détenu dans une prison de Kyiv. Il est accusé d’avoir abusé de son pouvoir dans un complot visant à inciter un pilote russe à faire défection vers l’Ukraine, en juillet 2022. Menée sans autorisation des autorités, l’opération a permis de révéler les coordonnées d’un aérodrome ukrainien, où une attaque à la roquette russe avait tué un soldat et en avait blessé 17 autres quelque temps après. Critique du président Zelensky, Roman Tchervinski affirme que ces poursuites constituent des représailles politiques de la part du gouvernement. Lors d’une de ses comparutions au tribunal de Kyiv, des partisans du commandant ont arboré des t-shirts avec son visage et le hashtag #FreeTchervinski. Pour certains, le vétéran aurait agi dans l’intérêt de l’Ukraine. Contournant le territoire ukrainien, Nord Stream 1 et 2 privaient l’Ukraine d’importantes recettes de transit.