Le grand effacement. Hongkong a déboulonné ses derniers monuments en mémoire du massacre de Tiananmen en 1989, marquant la disparition de toute commémoration publique sur le sol chinois. Cette campagne s’inscrit dans le cadre d’une répression de plus en plus intense des libertés dont jouissait autrefois l’ancienne colonie britannique.
Dans la nuit de mercredi à jeudi, l’Université de Hongkong (HKU) a retiré de son campus le Pilier de la honte, une statue érigée il y a plus de vingt ans pour commémorer les victimes du massacre perpétré par le régime chinois sur les manifestants prodémocratie de la place de Tiananmen à partir du 4 juin 1989.
A lire aussi
Comme pour une scène de crime, l’opération a été conduite à l’abri des regards. La statue était recouverte de grands draps blancs et quelques dizaines de pots de fleurs de Noël étaient soigneusement disposés tout autour, pour mieux la cacher aux yeux des visiteurs curieux. Ne pouvant voir le démontage, certains étudiants ont passé la nuit à écouter les bruits des marteaux-piqueurs qui descellaient la statue : «Cette impuissance. Cette rage. C’est insupportable, et ça me donne la nausée.» raconte Marcus, étudiant de 19 ans à l’Université de Hongkong (HKU). Le jour se lève, il regarde ébahi l’espace vide : «C’est un cauchemar dont on ne se réveillera pas.» L’auteur de l’œuvre, le danois Jens Galschiøt, s’est dit «sous le choc».
Corps enchevêtrés
Nommée Pillar of Shame («Pilier de la honte»), la statue représentait une flèche de cinquante corps enchevêtrés et tordus de douleur. S’il n’existe pas de chiffre officiel, le massacre de Tiananmen aurait causé la mort de milliers de manifestants. Wang Dan, un des anciens leaders étudiants du mouvement vivant aujourd’hui aux Etats-Unis, a dénoncé sur Facebook «un acte méprisable pour tenter d’effacer ce chapitre de l’Histoire maculé de sang». Au milieu de la nuit suivante, à la veille de Noël, deux autres œuvres d’art ont été discrètement retirées : une sculpture à l’Université de Lingnan, et la Déesse de la démocratie à l’Université chinoise de Hongkong (CUHK), une réplique de la statue érigée en 1989 par les manifestants à Pékin.
Hongkong demeurait le seul endroit en Chine où le souvenir du massacre était toléré. Il a été commémoré en masse pendant trois décennies, jusqu’à cette année, où, pour la deuxième fois consécutive, le rassemblement a été interdit sous un prétexte sanitaire. Depuis la promulgation d’une loi de sécurité nationale l’an dernier, la Chine s’active à un rythme effréné au remodelage de la ville à son image et entreprend d’y réécrire l’histoire. Toutes les associations commémorant le massacre sont devenues les cibles d’une répression sans précédent. Les références au massacre ont été supprimées des livres scolaires. Début décembre, Jimmy Lai et sept autres militants ont été condamnés à des peines de prison ferme pour avoir participé à la veillée interdite du 4 juin 2020. En septembre, les organisateurs de la veillée avaient été inculpés pour «incitation à la subversion» et le musée qui collectionne les archives du mouvement de 1989 perquisitionné.
Grande place vide
Une étudiante de quatrième année à CUHK originaire de Chine continentale, préférant être appelée sous le pseudonyme de Sara, raconte être venue à Hongkong pour «étudier la Chine librement». C’est à Hongkong qu’elle a découvert l’existence du massacre de Tiananmen, un sujet censuré sur le continent : «Ici, je ne sentais plus l’immense écart entre moi et le reste du monde», ajoute-t-elle. Sur la grande place laissée vide par la disparition de la Déesse de la démocratie, elle fait partie d’une dizaine d’étudiants qui organisent une mini-veillée : «Vous pouvez sentir l’atmosphère ici. Tout vient de changer. Ce n’est pas juste une statue. C’est le fruit de notre détermination, notre histoire et notre héritage qui disparaissent.»
Les étudiants, certains en pleurs, dessinent des croquis de la statue et distribuent des tracts sur lesquels est inscrite la phrase «L’avez-vous vue ?», ou «Ramenez-la». D’autres ont placé des chrysanthèmes, symbole traditionnel chinois de deuil, ont allumé des bougies et ont joué Bloodstained Glory, la chanson phare des traditionnelles veillées en souvenir de Tiananmen.
«Ce sentiment de deuil, la dépossession de mon autonomie, c’est terrifiant. Mais en Chine, je ne l’avais jamais ressenti, car la liberté n’existe pas», raconte Sara. «Ce que j’espère, c’est qu’on s’en souviendra.»
A lire aussi