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Libération
Corée du Sud

A Samsung, une grève aussi historique que discrète

Le premier mouvement social depuis la création du géant sud-coréen a eu lieu vendredi 7 juin. Une difficulté supplémentaire pour le groupe électronique, qui perd pied dans le marché des semi-conducteurs.
Des syndicalistes de Samsung Electronics devant le siège du groupe à Séoul, le vendredi 7 juin 2024. (Anthony Wallace /AFP)
par Arthur Laffargue, correspondant à Séoul
publié le 7 juin 2024 à 12h34

«J’ai peur des représailles de l’entreprise, évidemment. Mais si je ne fais pas grève, alors rien ne bougera.» Syndiquée depuis deux ans, Kim Su-ji fait partie des rares salariés présents ce vendredi devant les bureaux de Samsung Electronics à Séoul, à l’occasion du premier mouvement social depuis la création de l’entreprise il y a cinquante-cinq ans. Le Syndicat national de Samsung Electronics (NSEU) réclame une augmentation des rémunérations, ainsi que le versement de la prime d’activité à laquelle les employés n’ont pas eu droit cette année.

Dans la première société de Corée du Sud, dont le chiffre d’affaires représente plus de 11 % du PIB du pays, contester la direction se fait dans la discrétion. Au pied des trois immenses tours constituant la «Samsung Town», le piquet de grève n’est constitué que d’un simple bus enrubanné d’affiches. Les employés soutenant le mouvement se sont contentés de poser un jour de congé, en plein milieu d’un long week-end puisque le jeudi 6 juin est férié. «Nous avons choisi cette date, car elle permet aux salariés de prendre un congé pour raisons personnelles», indique Son Woo-mok, président du NSEU. Ce qui leur évite d’afficher leurs convictions.

Trois fois plus de syndiqués en à peine six mois

Impossible donc de savoir si cette grève est suivie massivement. Mais la direction de Samsung a de quoi froncer les sourcils, alors qu’elle est engagée dans une féroce bataille sur le marché des semi-conducteurs, ces puces nanoscopiques présentes dans tous les appareils connectés. Le syndicat majoritaire de l’entreprise comptait 10 000 salariés il y a six mois, contre 28 000 aujourd’hui, soit 22 % des effectifs. Une dynamique rendue possible par la fin des pratiques antisyndicales menées par Samsung depuis sa création, sous l’impulsion de son fondateur Lee Byung-chul. «Cette politique antisyndicale a duré jusqu’au mandat du président Moon Jae-in» de 2017 à 2022, explique Lee Byoung-hoon, sociologue du travail à l’université Chungang.

Pendant des décennies, Samsung fait tout pour saboter les actions de ses syndicats, allant jusqu’à placer sous surveillance leurs représentants ainsi que des membres de leur famille. Mais la justice a mis un terme à ces agissements : en février 2021, la Cour suprême sud-coréenne confirme les peines de prison prononcées à l’encontre de plusieurs hauts responsables du groupe. Quelques mois plus tôt, les révélations entourant l’enquête avaient conduit Lee Jae-yong, petit-fils du fondateur et actuel PDG, à annoncer publiquement la fin de cette politique répressive.

L’entreprise doit aujourd’hui apprendre à composer avec les revendications de ses salariés. «La direction de Samsung Electronics a très peu d’expérience dans la gestion des conflits avec les syndicats, constate Lee Byoung-hoon. Ils sont en train d’apprendre.» «Aujourd’hui nous sommes plus puissants. Si l’entreprise n’écoute pas la voix de ses employés, alors nous referons grève», assure Son Woo-mok.

Samsung a raté le train de l’IA

Un enlisement des discussions mettrait en difficulté le conglomérat, qui enchaîne les mauvaises nouvelles sur le marché des semi-conducteurs. Samsung Electronics a enregistré 10 milliards de dollars de pertes en 2023 dans ce secteur. Et, si le géant sud-coréen reste le deuxième plus gros fabricant de puces électroniques au niveau mondial, il se situe loin derrière le taïwanais TSMC qui accapare 61 % de parts de marché (contre 11 %).

En cause notamment, une décision stratégique qui revient hanter ses dirigeants aujourd’hui : en 2019, Samsung Electronics démantèle son équipe consacrée au développement des puces à large bande passante (HBM), essentielles pour supporter la puissance de calcul des solutions d’intelligence artificielle. En novembre 2022, Open AI lance ChatGPT et la demande en HBM explose, laissant la firme sud-coréenne à quai. Elle semble pour le moment dépassée par la concurrence. Le 24 mai, l’agence Reuters dévoile ainsi que les puces HBM de quatrième génération fabriquées par Samsung n’ont pas réussi à passer les tests de la firme américaine Nvidia, contrairement à Micron (Etats-Unis) et à SK Hynix (Corée du Sud). Nvidia est un client incontournable, qui contrôle près de 80 % du marché des processeurs graphiques utilisés pour les applications d’intelligence artificielle. Trois jours avant cette révélation, Samsung Electronics avait annoncé la nomination d’un nouveau directeur, Jun Young-hyun, à la tête de sa branche chargée des semi-conducteurs. Il sera chargé de restaurer la crédibilité du groupe, tout en composant avec le mécontentement de ses salariés.