Pour M.Chen, la centrale nucléaire de Maanshan fait partie du paysage. Originaire d’Hengchun, au sud de l’île de Taiwan, cet habitant n’a jamais manqué de se rendre à Nan Wan, une petite baie qui donne sur l’océan, située à quelques minutes de sa ville natale. Et d’aussi loin qu’il s’en souvienne, sa plage de sable fin a toujours été dominée par la centrale en activité.
Pourtant, ce samedi 17 mai, celle-ci a cessé de produire de l’électricité. Après quarante ans de fonctionnement, le dernier réacteur en service du site a été mis à l’arrêt, au grand désarroi de M. Chen, qui y fut employé. «J’ai largement bénéficié de la centrale, je ne peux qu’être pour», confie l’homme de 50 ans, qui a souhaité ne donner que son nom de famille.
Maanshan, aussi connu sous le nom de «NPP 3» (Nuclear Power Plant 3), est, comme son nom l’indique, la troisième centrale nucléaire de Taiwan. Ces dernières années, ces sites ont été fermés, les uns après les autres, suite à la fin de leur licence d’exploitation de quarante ans. Une politique poursuivie par le Democratic Progressive Party (DPP), le parti au pouvoir depuis 2016. Celui-ci a longtemps eu comme slogan de faire de Taiwan «une nation dénucléarisée». Lors d’un référendum en 2018, les Taïwanais ont exprimé leur volonté de conserver le nucléaire sur l’île. Mais l’année suivante, le gouvernement de l’époque a décidé de ne pas étendre les licences d’exploitation.
Sortie du nucléaire civil
Après la mise hors service des deux premières centrales, le premier réacteur de la «NPP3» a cessé son activité, comme cela avait été planifié, en juillet 2024. L’arrêt du 2e, ce 17 mai, acte la fermeture du site et la sortie de Taiwan du nucléaire civil. Le gouvernement de l’île autonome est le premier en Asie à faire ce choix. Il s’agit du troisième seulement dans le monde après l’Italie et l’Allemagne.
Le sud de Taiwan est «vert», la couleur associée au DPP. Lors de la dernière élection présidentielle, en 2024, le candidat victorieux du parti, William Lai, a recueilli 47 % des suffrages dans la région. Mais quand le nucléaire est évoqué, les habitants de Hengchun font entendre leur désaccord. «Je suis très déçu par les politiques», fait savoir M.Chen, qui n’a toujours pas digéré la «trahison» du référendum de 2018.
Rencontré aux abords de la baie où se trouve la centrale, l’homme, les cheveux grisonnants et de fines lunettes rectangulaires sur le nez, raconte son attachement au lieu, qui lui a permis de trouver un emploi tout en pouvant rester dans sa ville natale, où il a toute sa famille. Il décrit ses missions, ses collègues devenus des amis. Surtout, il affirme sa certitude que le site est sécurisé, malgré des soucis de santé qu’il attribue à son contact quotidien avec les radiations.
Désormais, c’est de loin qu’il observe son ancien lieu de travail. Depuis qu’il a décidé de quitter, en novembre, l’entreprise qui le mandatait au sein du complexe, il aide sa femme qui gère une auberge de jeunesse dans la baie, et dont ils sont propriétaires. Celle-ci est située face à l’océan qui, en cette après-midi de mai, est d’un bleu profond. Alors que les touristes viennent profiter des vagues et du soleil à l’ombre des parasols, les deux dômes caractéristiques de Maanshan se distinguent non loin. «Beaucoup de monde va perdre son travail suite au démantèlement de la centrale», prévoit l’ex-employé, d’un air sombre.
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Sur le marché de Hengchun, au milieu des étals de fruits, de légumes et de poissons, on regrette également la fermeture de la «NPP3», et on s’inquiète. «Ce n’est pas raisonnable de se passer de cette énergie. J’ai peur que nos factures augmentent», craint Xin Ru Jiang, à l’ombre de son échoppe de fleurs. Entre autres avantages, lui comme les habitants aux alentours de la centrale bénéficient de réductions sur le prix de l’électricité.
«La résilience énergétique de Taiwan»
La fin du nucléaire fait également craindre un impact sur l’économie taïwanaise, dont le secteur de la tech est son moteur. Or celui-ci est de plus en plus demandeur en électricité. Face à la politique antinucléaire du DPP, le KMT, le parti d’opposition, alerte sur de possibles pénuries d’énergie. Un scénario catastrophe récusé par Taipower, le fournisseur public d’électricité de Taiwan.
«La politique actuelle qui consiste à fermer les centrales nucléaires tout en s’engageant dans une transition vers les énergies renouvelables favorise le développement durable des entreprises technologiques et la résilience énergétique de Taiwan», estime aussi la chercheuse Tsai-Ying Lu, directrice du programme sur la résilience climatique du DSET, un think thank fondé par le gouvernement. Selon elle, malgré un mix énergétique actuel en grande partie composé d’importations de gaz naturel liquéfié (42,4 %) et de charbon (39,3 %), et le développement retardé des énergies renouvelables (27,9 %), Taiwan pourrait toujours atteindre la neutralité carbone en 2050. Un objectif réalisable tout en répondant aux besoins croissants des entreprises de la tech.
Cela n’empêche pas un nouvel intérêt pour le nucléaire au sein de l’opinion taïwanaise, qui gagne jusqu’au gouvernement DPP. Un véritable revirement alors que la catastrophe de Fukushima au Japon, en 2011, avait profondément marqué l’île. «La fermeture du dernier réacteur est un dénouement heureux pour le mouvement antinucléaire», s’est réjoui le président de la Tepu, Shin-Min Shih, une association à la pointe de cette mobilisation, «mais le combat n’est pas terminé».
En effet, ce 13 mai, quelques jours seulement avant l’arrêt du réacteur 2 de Maanshan, le KMT a fait adopter une loi pour étendre les licences d’exploitation des centrales. Le temps maximum prévu par la législation taïwanaise pour exploiter un réacteur est passé de 40 à 60 ans, ouvrant la possibilité de relancer l’activité nucléaire si un gouvernement le décidait. Mais pour l’experte Tsai-Ying Lu, il faudrait ensuite trois à cinq ans pour remettre en route ces sites. «Que ce soit en termes de coûts ou de temps, il sera très difficile pour Taiwan d’envisager le redémarrage des centrales», résume-t-elle. Le débat sur le nucléaire reste néanmoins ouvert. A Hengchun, la «NPP3» ne risque pas de disparaître de sitôt du paysage.