C’est l’histoire de trois châteaux qui résument les méandres de la vie politique au Kazakhstan. Le premier est à Almaty, ancienne capitale et cœur historique du pouvoir. Il a été détruit par les flammes en janvier, lors des plus importantes émeutes qui ont secoué le pays depuis qu’il a obtenu son indépendance de l’Union soviétique en 1991. Le deuxième, sis à Noursoultan, la nouvelle capitale, symbolise le pouvoir du président Kassym-Jomart Tokaïev, qui organise ce dimanche 5 juin un référendum proposant des modifications de la Constitution, pour essayer de faire oublier qu’il a réprimé les émeutes de janvier dans le sang. Le dernier, de retour à Almaty, est celui d’un businessman qui se relance en politique dans un pays où les opposants ont la fâcheuse habitude de disparaître dans des circonstances troubles.
Tout commence le dimanche 2 janvier dans la petite ville de Janaozen, à l’ouest du pays. Des manifestants s’y réunissent pour protester contre une augmentation du prix du gaz, qui a presque doublé en quelques jours. Conséquence d’un mécontentement général contre la hausse du coût de la vie dans cet état post-soviétique où une poignée d’oligarques accapare les immenses richesses naturelles du pays (près de 70 % de son PIB dérivent de l’exploitation des hydrocarbures), la révolte s’étend. Dans la nuit du 4 au 5 janvier, plusieurs milliers de personnes se réunissent devant la mairie d’Almaty, siège du pouvoir régional. Anne, une expatriée allemande, fait défiler des photos de scènes chaotiques sur son smartphone et raconte avec un frisson dans la voix : «C’était la guerre. J’ai été réveillée par une sorte de grondement de tonnerre, comme un orage – c’étaient des tirs.» S’ensuit une semaine que personne dans le pays n’est en mesure d’expliquer dans les détails.
Des tirs à balles réelles sur les manifestants
Parmi les rares certitudes, on sait que le président Kassym-Jomart Tokaïev a coupé Internet, imposé un couvre-feu, demandé du soutien à la Russie par le biais de l’Organisation du traité de sécurité collective, reçu de la part de son voisin et ancienne puissance coloniale près de 2 000 troupes en renfort et donné l’ordre de tirer à balles réelles sur les manifestants. Le bilan se chiffre entre 200 et 250 morts. Ce qui est aussi admis, c’est que parmi les manifestants se sont très probablement glissés des éléments perturbateurs, plus radicaux, plus violents. Etaient-ils à la solde des oligarques souhaitant déstabiliser le nouveau président, ou de Tokaïev lui-même, qui aurait mis en scène les émeutes pour trouver un prétexte pour renforcer son pouvoir ? «Nous ne saurons jamais véritablement ce qu’il s’est passé en janvier, s’emporte Jazeera, qui cumule un emploi dans un restaurant et une formation de développement personnel. L’enquête qui est menée au nom de la vérité ne sert en fait qu’à remplacer ceux qui pourraient gêner le nouveau président. Ceux qui voudraient dire la vérité ne le peuvent pas parce qu’il n’y a aucune liberté d’expression dans le pays.»
A lire aussi
La crise politique a en tout cas permis à Kassym-Jomart Tokaïev de mener une campagne de purge des élites politiques et économiques du pays. Celles-ci étaient jusque-là directement liées à Noursoultan Nazarbaïev, «Elbasy», le père de la nation, l’autocrate en place depuis 1990, qui continuait de gouverner dans l’ombre de Tokaïev qu’il avait placé là en 2019. Un fil conducteur à suivre pour comprendre ce qui a provoqué les émeutes est assurément l’empreinte laissée par Noursoultan Nazarbaïev sur le pays. Pour en saisir l’ampleur, il faut se rendre au deuxième lieu du pouvoir : Noursoultan.
«Je m’appelle Noursoultan. Comme à peu près tout dans ce pays». Noursoultan a 31 ans et il travaille dans le secteur de la finance. C’est un grand gaillard avenant, qui sourit souvent, a fait sa lune de miel à Caen et bénéficie d’une bonne condition sociale, symbole de la classe moyenne qui a émergé ces dernières années. Jusqu’à peu, il n’avait connu qu’un seul président : celui en l’honneur duquel sa mère l’a nommé. Faire la liste des entités qui portent comme lui le nom du père de la nation serait trop long. On peut se limiter à pointer la capitale (anciennement Astana, pour «capitale», renommée Noursoultan en 2019), l’aéroport (Nursultan Nazarbayev Airport), l’une des plus grandes universités du pays (Nursultan Nazarbayev University), la plupart des avenues principales des villes du pays, une banque (NurBank), le parti politique du gouvernement (Nur-Otan, renommé récemment Amanat).
«Le Kazakhstan n’a rien d’une démocratie»
Le deuxième château, c’est donc celui que s’est fait bâtir l’ancien président du Soviet suprême. Cette copie (améliorée) de la Maison Blanche trône au bout d’une avenue comme seules les dictatures post-soviétiques peuvent en construire : monumentale, qui dégouline d’un symbolisme que des guides s’appliquent à décrypter au visiteur, et qui étale un faste permis par l’argent du pétrole, auquel la plupart des habitants du pays n’ont pas eu accès. «Je ne veux pas critiquer mon pays, poursuit Noursultan - le financier, pas le président -, mais…» Le sourire du trentenaire devient nerveux, et comme tout le monde fait quand il s’agit de critiquer le gouvernement, il baisse la voix et jette des regards alentour : «Nazarbaïev a assurément donné une direction au pays, il a été un politicien habile qui a su négocier l’indépendance avec la Russie, définir près de 7 000 kilomètres de frontière avec elle au moment de l’indépendance, puis s’assurer des bonnes relations avec la Chine, la Turquie et l’Europe. Mais le Kazakhstan n’a rien d’une démocratie, et l’argent a trop longtemps été accaparé par les élites.» Son ami Timur, plus patriote, tient à intervenir : «Mais Tokaïev est en train de construire le nouveau Kazakhstan. Pour l’instant, on ne peut pas savoir ce qu’il s’est passé en janvier, et on ne peut pas savoir si les réformes apporteront plus de démocratie. Il faudra quelques années pour voir cela. Mais j’espère que Tokaïev nous amène sur le chemin de la démocratie.»
L’alternance promise mettra en effet du temps à arriver : quelles que soient les intentions de Kassym-Jomart Tokaïev, il ne peut dans tous les cas réformer qu’à un rythme limité. Le chercheur à l’Institut français des relations internationales Michaël Levystone, qui s’est penché dans le détail sur les changements de personnel entrepris depuis janvier, relève un obstacle majeur : «Pendant trente ans, il a été impossible de faire carrière si vous n’étiez pas de près ou de loin relié à la famille de Nazarbaïev : il est donc impossible maintenant de purger toutes les élites d’un coup. Tokaïev, qui est pragmatique, a donc remplacé ceux qui étaient à la tête des grosses structures. Il faut aussi prendre en compte le fait que le nombre de personnes capables de piloter les institutions du gouvernement est limité.» Autrement dit, le Kazakhstan ne bénéficie pas d’un vivier de technocrates capables du jour au lendemain de donner une nouvelle impulsion au pays. A vrai dire, certains ne s’en soucient pas tellement, ici : «La démocratie, ça ne fonctionne pas dans tous les pays, pense savoir Alek, de retour des Etats-Unis où il fait une thèse de neurologie. Le Kazakhstan est un pays en retard. On a besoin d’un homme fort qui impulse une direction. Le modèle démocratique serait trop lent pour nous.»
Tourner le dos à l’ère des despotes
Un homme fort, c’est de toute manière ce qui s’apparente le plus à un pas vers la démocratie pour l’instant : il semble aussi peu probable de voir une femme accéder à un poste de pouvoir que d’entendre Tokaïev annoncer une transition soudaine à un régime de démocratie directe. Cet homme s’incarne peut-être en la personne du businessman Bulat Abilov, qu’on rencontre chez lui, dans une vaste demeure qu’il a fait construire sur les collines qui surplombent Almaty. Bulat s’exprime d’une voix claire et avec une politesse raffinée : «J’ai été un opposant politique de l’an 2000 à 2014. Si je reviens aujourd’hui, c’est parce que je pense qu’il est temps que l’on demande des comptes à ce gouvernement pour la mort des opposants politiques Zamanbek Nurkadilov et Altynbek Sarsenbaiuly, qui étaient mes amis, et pour que justice soit rendue concernant les manifestations de janvier.» Bulat Abilov aimerait faire advenir une république parlementaire et tourner le dos à l’ère des despotes. Il aimerait couper les ponts avec la Russie, sortir de l’alliance économique «qui ne bénéficie pas au Kazakhstan» et assurer des capacités de défense commune avec les pays voisins – Tadjikistan, Ouzbékistan, Kirghizistan. S’il pense boycotter le référendum du 5 juin, c’est qu’il se prépare surtout pour l’élection présidentielle de 2024. Dans un pays qui n’a jamais connu d’alternance politique, ce serait un premier pas vers la démocratie si un homme fort était en mesure d’en remplacer un autre.