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Libération
Chasse commerciale

Au marché de gros de Tokyo, la chair de rorqual commun fait le plein

Pour la première fois en 48 ans, la viande de ce cétacé, deuxième plus grand mammifère vivant sur la planète, est arrivée ce mois-ci dans le commerce japonais. Restaurants, marques de nourriture pour animaux… Le pays succombe à la chair de cette grosse baleine striée, pourtant protégée à l’étranger.
De la viande de rorqual commun au marché de Toyosu à Tokyo, le vendredi 13 septembre 2024. (Kazuhiro Nogi /AFP)
par Karyn Nishimura, correspondante à Tokyo
publié le 15 septembre 2024 à 16h11

«Près d’un demi-siècle que cela n’était pas arrivé.» Devant des centaines de kilogrammes de chair de cétacé disposés dans des bacs de polystyrène, Hideki Tokoro, patron de Kyodo Senpaku, propriétaire de la flotte baleinière japonaise, jubile. C’est en effet la première fois depuis plus de quarante-huit ans qu’arrive ce mois-ci sur le marché de gros de Tokyo (sur l’île de Toyosu) de la viande de nagasu kujira ou rorqual commun, issue de la chasse commerciale dans les eaux nippones. «Il y a des catégories différentes classées en fonction de la qualité gustative», explique un vendeur. Le prix est à l’avenant. Pour la chair de rorqual commun de production japonaise, il tourne en moyenne en tarif de gros autour de 30 à 40 euros le kilo.

Le gouvernement japonais a relancé la chasse commerciale aux cétacés en¦2019, après avoir quitté la Commission baleinière internationale (CBI) et abandonné les missions scientifiques létales dans l’océan Austral (Antarctique). Parmi les quotas d’espèces autorisées, ont opportunément été ajoutés cette année les rorquals communs, des grosses baleines striées. Ce changement s’est effectué peu après la mise en mer du tout nouveau navire usine Kangei Maru, que voulait pourchasser l’activiste Paul Watson, en détention provisoire au Groenland jusqu’au 2 octobre et dont le Japon demande l’extradition. Le bateau est capable de hisser à bord des baleines de 70 tonnes, donc des rorquals communs.

«Aucun impact sur l’espèce»

Le mâle sacrifié exposé en morceaux sur les étals de Toyosu a été pêché début août au large du département d’Iwate, dans le nord-est du Japon, puis découpé immédiatement et congelé à bord du bateau, avant d’être distribué sur différents marchés depuis. C’est une bête de 19,6 mètres de long et de 55 tonnes. «J’étais à bord quand on l’a remontée, on était fébrile car le Kangei Maru tanguait, c’est la première fois qu’on hissait une baleine de cette taille, raconte un salarié de Kyodo Senpaku en ajoutant sans cesse de la glace dans les bacs de viande. Ça, c’est le cœur, il fait à peu près 60 kg à lui seul, la taille d’un humain. Et la langue ici a la dimension d’un lit double.»

«On a un quota de 59 rorquals communs pour cette année, on n’arrivera pas à ce niveau, mais quand bien même ce serait le cas, notre chasse n’aurait aucun impact sur l’espèce», ne cesse de répéter le patron Hideki Tokoro, à l’unisson des autorités japonaises qui se fondent sur un dénombrement effectué par l’Institut japonais de recherche sur les cétacés. Selon ces données, plus de 19 600 rorquals communs voguent au large des côtes asiatiques. Ce discours est contesté par les anti-chasse à la baleine, à l’étranger. Mais au Japon, ils sont peu nombreux. Aucun n’est venu manifester devant le marché de Toyosu.

La mise en vente de cette chair, accompagnée vendredi 13 septembre d’une séance de dégustation, a en revanche attiré plus de 400 représentants de grossistes, chaînes de distribution, restaurants, commerces, sociétés agroalimentaires, autant de personnes qui ne se font pas prier pour manger de la baleine à toutes les sauces, dès le matin. Une commerçante quadragénaire qui emplit son assiette de fines tranches (sashimi) de rorqual commun cru se félicite de pouvoir goûter «une chair aussi bonne», ce qui est «une grande première pour ma génération». Elle soupire quand on invoque la cause animale.

Servie dans les cantines scolaires

Du rouge vif au blanc en passant par un dégradé de roses, toutes les parties de rorqual commun, rorqual de Bryde ou rorqual boréal sont proposées : cœur, peau, abats, langue, flancs, os râpés, à cuisiner de façons variées, crus ou cuits. «Nous utilisons environ cinquante parties différentes de baleine, dont plus de quinze sous forme de sushis», explique Yuki Okoshi, patron de trois restaurants à Tokyo. Devant le succès qu’il dit rencontrer ces derniers temps, il arpente marchés et restaurants pour inciter ses confrères à profiter de la possibilité d’inscrire plus largement au menu de la baleine d’origine nippone, du fait d’une chasse commerciale assumée.

Auparavant, durant le moratoire sur la chasse commerciale appliqué par le Japon entre 1986 et 2018, seule la chair pas très bonne issue des missions scientifiques ou importée d’Islande arrivait dans les assiettes. Il y en a aussi à présent à la portée des cantines scolaires, une des cibles commerciales privilégiées, avec les jeunes et les femmes. L’argumentaire, appuyé par les travaux du professeur Seiji Shioda de l’université médicale Shonan, repose sur les bienfaits supposés pour la santé de cette viande peu calorique et riche en diverses substances. Les humains ne sont pas les seuls visés, les animaux de compagnie aussi : «les huiles extraites de l’épiderme de baleine contiennent des oméga 3 bons pour les chats et je songe à divers menus pour les chiens aussi», assure Miyako Nishioka, patronne de la société de nourriture animale Cherir, venue spécialement à Toyosu depuis Hiroshima pour faire ses provisions.