Emmitouflée dans une épaisse couverture, Guna Baba Kayastha patiente sous une tente installée devant l’hôpital de Patan, près de Katmandou, où deux cas d’infection au variant omicron ont été détectés cette semaine : elle vient enfin de recevoir sa première dose de vaccin, presque un an après les premières administrations dans les pays riches. «J’habite au village, ce n’était pas facile de venir», explique la vieille femme de 65 ans, qui souffre de maladies chroniques. Son village, Chapagaun, n’est qu’à une vingtaine de kilomètres de l’hôpital. Mais parcourir cette distance relève du défi : un voyage éprouvant sur des chemins peu carrossables, pour une somme d’argent importante. «Nous sommes déjà venus à Katmandou il y a quatre mois. Mon mari venait d’être testé positif au Covid-19 et il a commencé à tousser. Il a été admis dans cet hôpital mais nous n’avons pas été autorisés à le voir. Cinq jours plus tard, il était mort», raconte-t-elle. A ce moment-là, aucun vaccin n’était disponible pour elle.
Au printemps et à l’été derniers, le monde avait les yeux rivés sur l’Inde, en prise à une deuxième vague mortifère. Les mêmes drames se sont pourtant joués dans son petit voisin himalayen, qui manquait de tout : de lits, de bouteilles d’oxygène, de médicaments, et même d’hôpitaux pour accueillir les malades, à défaut de pouvoir les soigner. Depuis le début de la pandémie, plus de 823 000 personnes ont été infectées et plus de 11 500 en sont mortes, sur une population de 28 millions. Un bilan largement sous-estimé : les tests, d’abord gratuits, sont désormais facturés 1 500 roupies minimum, soit environ 10 euros, une somme inaccessible pour l’immense majorité de la population. Et puisque les hôpitaux ne peuvent pas tous les accueillir, nombre de malades restent chez eux et meurent à domicile, passant sous le radar des statistiques. «Les gens ont perdu leur travail, leurs revenus quotidiens, leurs économies, analyse le docteur Sharad Onta, spécialiste de la santé publique. Le prix de la nourriture a beaucoup augmenté, seuls les riches pouvaient se la procurer en quantité suffisante au plus fort de la crise. Il est difficile d’imaginer la douleur des populations défavorisées, ce sont elles qui souffrent le plus. Et notre gouvernement, en imposant un confinement sans distribuer de nourriture ni de subventions, a cruellement renforcé ces inégalités.»
Fracture vaccinale
«Inégalité inacceptable»
La vaccination, relativement précoce, a commencé le 27 janvier, avec une aide d’un million de doses de Covishield (un des noms commerciaux du vaccin d’AstraZeneca) de la part de l’Inde. Après cette première livraison, le vaccin continue d’arriver au compte-gouttes au Népal : le 28 mars, 100 000 doses de Covishield données par l’armée indienne à l’armée népalaise ; le 29 mars, 800 000 doses de Vero Cell, développé par Sinopharm, données par la Chine, qui a de nouveau envoyé un million de doses en juin ; le 6 août, 230 000 doses d’AstraZeneca non utilisées offertes par le Bhoutan ; en octobre, les Maldives, qui disposaient de doses du même vaccin en surplus, expirant sous une semaine, en ont envoyé 201 600…
Les vaccins livrés au Népal reflètent les relations avec ses partenaires historiques. Sur les quelque 19 millions de doses d’ores et déjà administrées, 5,5 millions sont du Covishield en provenance d’Inde et plus de 12 millions sont du Vero Cell, envoyées de Chine. Au Patan Hospital, Guna Baba Kayastha a reçu une dose de Pfizer, ce qui est exceptionnel : 100 620 doses seulement de ce vaccin, parmi les plus efficaces pour lutter contre les formes graves de la maladie, ont été reçues au Népal. Celles-ci ont été données via le mécanisme Covax, une initiative internationale codirigée, entre autres, par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dont la mission est d’assurer un accès équitable à la vaccination contre le Covid-19 dans les pays n’ayant pas les moyens d’acquérir ou de négocier les vaccins. Selon Budhi Setiawan, chef santé pour Unicef Népal, «22,9 millions de doses ont été promises au Népal et, à ce jour, seules 6,3 millions de doses ont été reçues. Des pays ont décidé de garder les doses pour eux. Cette inégalité dans l’accès aux vaccins est inacceptable. On passe notre temps à tenter de défendre Covax auprès des ambassades étrangères ici».
Alors que le monde occidental distribue déjà des doses de rappel, au 6 décembre, seuls 34,4 % des Népalais ont reçu au moins une dose de vaccin, et 28,7 % ont complété leur cycle vaccinal. Pour pallier la situation, le Népal a dû mobiliser ses fonds et contracter des prêts pour compléter les dons. En février, il a, entre autres, acheté deux millions de doses de Covishield au Serum Institute of India. La moitié des doses ont été envoyées immédiatement, mais le reste, promis sous dix jours, n’a été remis qu’en octobre. Entre-temps, les autorités indiennes avaient interdit toutes les exportations de vaccins…
Médecins du monde
Les zones défavorisées délaissées
Ces retards, ainsi que l’arrivée au compte-gouttes des produits, ont de graves répercussions : de nombreuses personnes n’ont reçu qu’une dose, et attendent désespérément la seconde. Buddhiram Budha Magar habite à près de quatre heures de route de la capitale, à Melamchi, petite ville aux pieds des montagnes du Langtang. «J’ai reçu ma première dose il y a plusieurs mois. J’ai déjà tenté de faire ma deuxième dose deux fois, mais il n’y avait pas de vaccin et ils ne savent pas quand ils en auront», se désole le retraité, coiffé du dhaka topi, couvre-chef traditionnel du Népal. Kamal Kumari Basnet raconte la même histoire. «J’ai marché pendant deux heures pour aller prendre ma deuxième dose mais ils m’ont refusée. Je me déplace avec un bâton, c’est difficile de faire un tel chemin», se plaint la vieille femme de 71 ans. Pandab Adhikari, professeur à l’école primaire de Melamchi, n’est pas mieux loti. Il a reçu sa première dose en juin, puis plus rien. «Je suis inquiet car l’attente est longue, explique le jeune homme. Vous savez, ici, on ne se demande pas s’il serait mieux de prendre tel ou tel vaccin. On n’a pas le choix : on prend ce qu’il y a. Se faire immuniser, c’est, d’une certaine façon, une stratégie de survie. Nos centres de santé n’ont pas les moyens de nous sauver si on tombe malade.» Un peu plus haut dans la vallée, au niveau de la municipalité de Helambou, les bâtiments dédiés à l’accueil des malades du Covid n’existent plus : ils ont été emportés par plusieurs crues qui ont dévasté la région lors de la mousson cet été. Le village de Sermathang, haut perché au creux d’un col, a finalement eu de la «chance» dans son malheur : comme il était coupé du monde pendant plus de deux mois après les crues, les autorités sanitaires y ont dépêché à dos d’hommes et de femmes les doses de vaccins nécessaires à sa population la plus âgée, privée de routes pour descendre dans la vallée se faire vacciner.
A Katmandou, lorsque les secondes doses de Covishield achetées à l’Inde ont tardé à être livrées, certaines personnes, parmi les plus riches de la ville, n’ont pas hésité à acheter à prix d’or des doses dérobées par des soignants peu scrupuleux. Mais la capitale a moins subi le manque de vaccins que les autres provinces du Népal. «Le gouvernement n’a pas su protéger le pays de la seconde vague, mais il a suivi les recommandations pour la vaccination, reconnaît Binjwala Shrestha, spécialiste en santé publique à l’hôpital universitaire de Katmandou. La stratégie prévoit de vacciner en premier les zones où le virus circule beaucoup, dans les centres urbains et aux frontières, et les personnes en fonction de leur vulnérabilité, des plus âgés aux plus jeunes.» Lorsque le Pfizer est arrivé récemment au Népal, jugé plus efficace, il a été administré en priorité à ceux souffrant de comorbidités et qui n’auraient pas encore pu être vaccinés, puis aux 12-17 ans, qui n’avaient encore reçu aucun vaccin car aucun n’était jusque-là adapté à leur âge. Début décembre, la province de Bagmati, à laquelle appartient Katmandou, comptait ainsi 53,2 % de sa population, tout âge confondu, bénéficiant d’un cycle vaccinal complet, alors que seulement 24,2 % de la population de la province de Karnali, une des plus pauvres et située dans l’ouest du pays, était totalement vaccinée. «C’est injuste, mais il faut faire au mieux dans un contexte où nous manquons de vaccins pour tous», commente Binjwala Shrestha.
Edito
Dans le quartier de Thamel à Katmandou, habituellement grouillant de touristes, mais déserté depuis plus d’un an et demi, Anil Bhattarai, guide de montagne et entièrement vacciné, s’interroge. «Les cas de Covid sont moins nombreux en ce moment, on n’y pense presque plus [le pays comptabilise moins de 300 cas quotidiens, et très peu de décès, ndlr]. Mais jusqu’à quand ? Vous avez tous les vaccins que vous souhaitez, et certaines personnes n’en veulent même pas chez vous. Donnez-les-nous ! Nous saurons quoi en faire, car beaucoup de Népalais n’attendent que ça. Nous avons besoin de recommencer à accueillir des clients, à travailler et à nourrir nos familles.»