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Libération
Droits des femmes

En Afghanistan, 1,4 million de filles toujours absentes des bancs de l’école

Trois ans après la prise de pouvoir des talibans, le pays reste le seul au monde à interdire l’accès des femmes à l’enseignement secondaire et supérieur. Selon l’Unesco, plus d’un million d’Afghanes ont été privées d’école depuis 2021.
Des femmes afghanes attendent de recevoir des rations alimentaires distribuées par un groupe d'aide humanitaire, à Kaboul, en Afghanistan, le 23 mai 2023. (Ebrahim Noroozi/AP)
publié le 15 août 2024 à 0h01

Drapeaux hissés et armes dans les mains, des centaines de talibans ont défilé dans l’ancienne base américaine de Bagram mercredi 14 août pour célébrer le troisième anniversaire de leur prise de pouvoir. Face à eux : des hauts responsables du régime fondamentaliste, observant solennellement le spectacle. Et pas une femme à l’horizon. De ces festivités comme des bancs de l’école, les Afghanes ont été effacées. Ciblées par un nombre incalculable de mesures restrictives, elles sont privées d’éducation depuis le retour au pouvoir des talibans. Selon l’Unesco, qui publie ce jeudi 15 août un communiqué de presse trois ans jour pour jour après la chute de Kaboul, «au moins 1,4 million de filles ont été délibérément privées d’accès à l’enseignement secondaire depuis 2021».

Leur rentrée, en mars 2022, n’avait duré que quelques heures. Moins d’un an après leur conquête de la capitale, les talibans avaient ordonné la fermeture des établissements secondaires pour les filles, faisant de l’Afghanistan le seul pays au monde où leur éducation est interdite après l’école primaire. Depuis, les Afghanes n’ont jamais retrouvé les bancs de l’école.

L’agence onusienne compte, cette année, 300 000 filles de plus atteignant la limite d’âge des 12 ans que lors de son précédent décompte en avril 2023. Au total, poursuit l’Unesco, «si l’on y ajoute les filles qui étaient déjà déscolarisées avant la mise en place des interdictions, elles sont aujourd’hui près de 2,5 millions dans le pays à être privées de leur droit à l’éducation». Soit 80 % des Afghanes en âge d’aller à l’école. «Du jour au lendemain, la situation a changé du tout au tout, déplore lors d’un point presse Hoda Jaberian, coordinatrice de programme pour les urgences éducatives de l’agence onusienne. Tous les progrès réalisés ont été renversés.»

Une baisse drastique dans l’enseignement primaire

D’autant plus que les effets ne se cantonnent pas qu’à l’éducation secondaire. Bien que l’école soit autorisée pour les filles jusqu’à 12 ans, «le nombre d’élèves inscrits dans l’enseignement primaire a lui aussi connu une baisse drastique depuis 2021», pointe le communiqué. Selon l’Unesco, l’Afghanistan comptait 5,7 millions d’élèves – filles et garçons – en primaire en 2022, contre 6,8 millions trois ans plus tôt. «Ce chiffre inclut une réduction de 12 % des effectifs féminins», précise Hoda Jaberian.

D’après l’Unesco, cette baisse du taux de scolarisation dans l’enseignement primaire est notamment due à l’interdiction pour les enseignantes de donner cours aux garçons, «aggravant la pénurie» de professeurs. Ainsi qu’à «l’absence d’incitation des parents à scolariser leurs enfants», alors que les filles ne pourront pas poursuivre leur éducation et que l’économie afghane est à l’agonie. Mais alors que les talibans célèbrent en fanfare une troisième année à la tête du pays, cette déscolarisation massive risque d’avoir des «incidences à long terme», avertit Hoda Jaberian. Selon l’Unesco, elle «pourrait se traduire par une hausse du travail des enfants et des mariages précoces».

Fin décembre 2022, les autorités de facto avaient aussi interdit aux universités publiques et privées du pays d’accueillir des étudiantes. Toujours selon les données de l’organisation, on observe depuis 2021 une baisse de 53 % du nombre d’étudiants inscrits dans le supérieur. «Le pays va ainsi être rapidement confronté à une pénurie de diplômés formés pour exercer les emplois les plus qualifiés, ce qui ne fera qu’aggraver les problématiques de développement», s’inquiète l’Unesco, qui rappelle que «c’est l’avenir de toute une génération qui est désormais mis en péril».

Des modes d’apprentissage alternatifs

Face à la situation, plusieurs associations tentent de mettre sur pied des modes d’apprentissage alternatifs. L’Unesco, elle, assure avoir établi sur place «des programmes fondés sur l’implication des communautés locales dans vingt provinces du pays», afin de dispenser des cours d’alphabétisation. Début mars, l’ONG Begum Organization for Women a de son côté lancé sa propre chaîne de télévision à Paris, Begum TV. L’objectif : permettre aux Afghanes d’avoir un accès à l’éducation, avec notamment six heures de cours par jour diffusées en dari et en pachto depuis la capitale française.

Mais si ces initiatives sont saluées, «rien ne peut remplacer l’éducation en personne dans une salle de classe», insiste l’Unesco. Alors au-delà du travail associatif, l’organisation appelle désormais la communauté internationale à maintenir sa mobilisation pour rétablir l’accès à l’école et à l’université pour les Afghanes. Depuis le 15 août 2021, le droit à l’éducation pour tous est devenu une pierre d’achoppement dans les négociations sur l’aide et la reconnaissance du régime fondamentaliste. Trois ans après la chute de Kaboul, aucun pays ne reconnaît officiellement le gouvernement taliban. Mais ceux qui coopèrent avec les dirigeants du régime devraient «leur rappeler constamment que les abus qu’ils commettent à l’encontre des femmes» violent le droit international, fustige Human Rights Watch dans un communiqué publié le 11 août.

Aux JO, «je peux être la voix des filles afghanes»

En trois ans de gouvernance, les droits des femmes ont connu une érosion drastique. Outre l’interdiction de l’accès à l’éducation, les Afghanes sont désormais exclues de nombreux emplois publics, sont contrôlées sur leur façon de s’habiller, ne peuvent plus voyager seules sans être accompagnées et n’ont même plus le droit d’entrer dans un parc ou un jardin public. Alors cet été à Paris, certaines athlètes ont profité de la visibilité que leur offraient les Jeux olympiques pour rappeler cette liste interminable de restrictions.

Après avoir appris la présence de trois femmes dans la délégation afghane, les talibans avaient refusé de les reconnaître pour la compétition. Une décision peu surprenante, qui n’a pas empêché la sprinteuse Kimia Yousofi d’exprimer ce qu’elle pensait une fois arrivée à Paris. Après avoir couru le tour préliminaire du 100 mètres, la porte-drapeau de la délégation – qui vit aujourd’hui en Australie – a enlevé son dossard, laissant entrevoir un message au dos : «Education, sport, nos droits.» Face aux journalistes, elle avait expliqué ressentir une «responsabilité» envers les femmes de son pays. «Elles ne peuvent rien faire. Elles doivent rester silencieuses. Je ne suis pas une personne politique, mais je peux être la voix des filles afghanes.»

Membre de l’équipe des réfugiés, la «Bgirl» Manizha Talash a elle aussi décidé de faire un geste politique. Lors des tours préliminaires du breaking féminin, l’Afghane, qui a fui son pays après l’arrivée des fondamentalistes islamistes, a déployé des ailes bleues, ornées de trois mots : «Free Afghan Women.» Avant d’être finalement disqualifiée par le CIO, qui proscrit toute manifestation politique lors des Jeux olympiques. Avant de monter sur scène, la sportive expliquait qu’elle n’était pas partie d’Afghanistan par «peur des talibans» ou parce qu’elle ne pouvait pas y vivre. «Je suis partie pour faire ce que je peux pour les filles d’Afghanistan, pour ma vie et mon futur.»