Pistes vertes
«Pistes Vertes» est une série de reportages consacrée aux initiatives pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, dans les régions les plus affectées du monde. Chaque mois, «Libération» donne la parole aux communautés en première ligne, qui pensent que des solutions existent et qu’il n’est pas trop tard. Ce projet a reçu le soutien du Centre européen de journalisme dans le cadre du projet Journalisme de solutions, financé par la fondation Bill & Melinda Gates. «Libération» a conservé sa pleine indépendance éditoriale à chaque étape du projet.
Les incendies incontrôlés et le changement climatique s’aggravent mutuellement, selon l’ONU. En conséquence, l’organisation exhorte désormais le monde à «minimiser les risques de feux extrêmes en étant mieux préparé». Et si, dans ce contexte, les solutions étaient déjà connues ? En Australie, les peuples aborigènes n’ont pas attendu pour prendre soin de l’environnement en utilisant le feu lui-même, dans le cadre de pratiques ancestrales qui suscitent un intérêt grandissant.
«Pour ces communautés, explique Kevin Tolhurst, professeur en écologie du feu à l’université de Melbourne, cet élément est associé à des rites culturels. Mais sa maîtrise était aussi une question de survie, puisqu’il leur fallait protéger habitat et nourriture.» Leurs connaissances en ce domaine sont donc immenses, et leurs techniques de brûlage autoextinguible ont bien des avantages : elles tendent à épargner la canopée, ainsi que le reste de la végétation et les vies animales. Simplement, il aura fallu plusieurs incendies ravageurs, notamment en 2009 et 2020, pour que leur savoir-faire revienne dans la lumière.
Reportage
«Il y a très peu de données chiffrées, regrette l’expert. Mais une étude de 2009, menée sur plus de cinquante ans en Australie-Occidentale, a montré que le brûlage traditionnel diminue les départs de feux et que les incendies sont plus maîtrisables dans les zones traitées.» Le rapport australien sur l’état de l’environnement en 2021 souligne que la biodiversité et la conservation sont aussi gagnantes. En ce qui concerne le nord du pays, une autre étude a démontré que les émissions de gaz ont été réduites puisque la probabilité, la gravité et l’étendue des brasiers les plus dévastateurs ont diminué.
L’Australie recourt donc davantage à ces savants singuliers, mais les choses vont lentement, surtout pour des questions de législation. Chargé du développement de la culture aborigène à la mairie de Yarra Ranges, dans l’Etat de Victoria (sud-est de l’Australie), Darren Wandin, issu de la tribu Wurundjeri, confirme : «Dans notre Etat, brûler des terres publiques nécessite d’être assuré, d’avoir suivi une formation de pompier, de porter un équipement spécial.» Ce qu’a refusé son père, Dave Wandin, un aîné détenteur du savoir du feu : «Apprendre à combattre le feu, c’est le contraire de ce que je fais. Je ne veux pas que mon approche soit déformée. Dans nos pratiques, nous pouvons brûler en Crocs, avec enfants et sans eau.» Dans ce territoire, le brûlage traditionnel est ainsi pour l’instant réservé aux terres privées.
«Cérémonie de la fumée»
Début juin (le début de l’hiver australien), les conditions météo sont enfin réunies pour un feu à Dog Rocks Reserve, un espace naturel géré par l’association Trust for Nature. Le site est sacré pour la tribu Wadawurrung, en charge des opérations. Ce matin-là, le ciel est clair sur cette plaine recouverte de hautes herbes blondes, au centre de laquelle d’immenses rochers évoquent des chiens couchés. D’autres, plus petits, dessinent comme des flaques de pierre. Des creux forment de modestes réservoirs d’eau où une végétation s’est développée. Une grenouille coasse, un oiseau passe.
Plusieurs utilitaires sont arrivés, mais aussi des camions-citernes. Deux équipes seront à l’œuvre, soit une vingtaine d’hommes : en tenue verte, les praticiens aborigènes sous la bannière du Forest Fire Management Victoria ; en jaune, les pompiers volontaires du Country Fire Authority (CFA). Tous se connaissent, se respectent. Le brûlage est placé sous l’autorité du CFA, mais c’est Blair Gilson, le représentant des Wadawurrung, qui sera le chef de la mise à feu. Force de la nature à l’allure débonnaire, il organise d’abord, au son du didgeridoo, une «cérémonie de la fumée» avec des branches d’eucalyptus.
Et finalement, c’est parti. Après un rapide briefing, des allumettes passent de main en main. Cinq aires séparées ont été définies. L’ensemble est sillonné de chemins coupe-feu et bordé de barrières. Des petits foyers, espacés de cinquante centimètres à un mètre, sont allumés près des zones de sécurité et à contre-courant du vent pour éviter un embrasement. Dale Smithyman, en tenue de pompier volontaire, explique : «Au CFA, nous allumerions une grande bande pour faire un mur de flammes capable de brûler rapidement une vaste zone, souvent le long des routes. Aujourd’hui, c’est différent. Les petits brasiers vont se rejoindre tranquillement, de façon aléatoire.»
En principe, ces «feux froids» ne créent pas de fumée noire, synonyme de terre calcinée. Ils produisent un panache blanc mâtiné de gris ou d’ocre et ne brûlent que les parties sèches de la végétation – et surtout pas les arbres. Les parties jeunes, et souvent plus humides, sont épargnées naturellement. En quelques secondes, la cendre produite est tiède au toucher. On pourrait alors marcher pieds nus entre les flammes rougeoyantes. Cette technique douce permet aussi d’offrir une échappatoire aux animaux. Alertés par la fumée, ils peuvent s’enfuir, et même revenir puisque certaines poches de végétation auront pu rester intactes, suivant le principe que «seul ce qui doit brûler va brûler». Résiliente, la nature reprendra ensuite rapidement ses droits.
Se réapproprier un savoir ancestral
En deux heures, le paysage a changé. Sur la première des cinq aires, les herbes sont remplacées par de sombres étendues piquetées de vert. Les rochers gris et blancs ressortent davantage. Quant au ciel bleu, il reste visible, malgré la fumée plus dense et plus volumineuse. Ça crépite doucement. Blair Gilson est heureux : «Pour moi, il n’y a rien de mieux que d’être ici, à prendre soin de mon pays.» Il est sûr de sa pratique et se sait soutenu par un nombre croissant d’Australiens de toutes origines. Bientôt, le froid de la nuit mettra fin aux opérations.
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En 2020, ils étaient 50 praticiens aborigènes reconnus dans le Victoria. Un nombre modeste qui s’explique par une longue période d’interdiction de la pratique dans cette partie du pays. De fait, il a fallu attendre 2009 pour qu’elle retrouve une légitimité. Cette année-là, un énorme brasier décime l’Etat, faisant 173 victimes et 414 blessés parmi les habitants. Un million d’animaux périssent et 450 000 hectares partent en fumée. Tout cela en un samedi noir. «Une enquête royale a été lancée, se rappelle Darren Wandin. On s’est interrogé sur la meilleure façon de prévenir le prochain feu. Une députée des Nationals [parti rural, très à droite, ndlr] a proposé de faire appel à nous [les Aborigènes].» Depuis le milieu du XXe siècle, les colons, pour qui le feu était synonyme de guerre, en avaient réglementé l’usage et restreint l’utilisation à la cuisson. Il a donc fallu se réapproprier le savoir ancestral.
Dave Wandin est l’un des premiers du Victoria à avoir été envoyé en formation à Cairns, dans le nord-ouest du pays, en 2015. «Désormais, je peux mettre en pratique les connaissances que j’avais en moi intuitivement depuis toujours.» Il doit agir avec précaution cependant. L’Australie est composée de territoires aborigènes, habités par environ 250 tribus aux cultures et dialectes différents. Selon des règles tacites, il ne peut allumer de feu que sur les terres Wurundjeri, dont il est originaire. Ailleurs, il doit être invité. En outre, le processus est long. «Nous observons la végétation, les animaux, les pierres, mais aussi le comportement du vent ou la circulation de l’eau. La façon dont elle ruisselle à travers les herbes est un indicateur de la manière dont le feu parcourra les plaines.» Et chaque saison est différente. «Il faut une année de marche à travers une terre pour en connaître les aspérités et établir un diagnostic qui conduira à un brûlage.»
Changer notre rapport au feu
Auteur du livre Fire and the story of burning country, Peter McConchie connaît bien les peuples premiers d’Australie et leurs pratiques. Il milite pour leur généralisation : «Les Aborigènes lisent la terre comme nous lirions un livre. Ils sont prêts à partager leurs connaissances, tout ce que nous avons à faire, c’est les écouter !» Le réseau indigène Firesticks s’est donné comme mission de transmettre le savoir des aînés. Il coordonne nombre d’ateliers et de formations. A chacun de saisir cette main tendue.
Coauteur de recommandations pour mettre en œuvre la politique de gestion nationale des feux de brousse présentée cette année à Canberra, Kevin Tolhurst est convaincu, mais plus nuancé. Pour lui, la science a aussi un rôle crucial à jouer, surtout à l’est et dans le sud du pays, où le paysage a été modifié par l’urbanisation. «Nous devons combiner les savoirs modernes et traditionnels, affirme-t-il. Et, surtout, accepter que le bénéfice de nos actions ne se voie que dans vingt ou trente ans. Nous travaillons pour les générations à venir.» Il craint la lenteur des politiques, mais fait confiance à la société, qui a souvent un temps d’avance sur ces derniers.
«Il est illusoire de penser que les mégafeux disparaîtront, continue Tolhurst. Mais le changement climatique met plus de pression.» Ce qu’il faut, c’est penser à long terme et, surtout, changer notre rapport à cet élément. «Finalement, philosophe l’expert, le feu, c’est comme le vent ou la pluie : nous ne devons pas les craindre, mais apprendre à vivre avec.» Précisément ce que font les Aborigènes depuis des millénaires.