Pour la première fois depuis le coup d’Etat, Aung San Suu Kyi est apparue en personne. Arrêtée le 1er février par la junte de généraux qui s’est emparée du pouvoir, l’ex-dirigeante birmane a comparu ce lundi devant un tribunal de Naypyidaw. «Nous [l’]avons rencontrée pendant trente minutes», a rapporté l’une de ses avocates, Min Min Soe, à l’AFP, en amont de l’audience qui s’est tenue au sein de l’hôtel de ville de la capitale, autour duquel les forces de sécurité avaient été déployées en nombre. Jusqu’à présent, la cheffe de facto du gouvernement civil n’avait comparu que par visio-conférence et n’avait pas été autorisée à rencontrer l’équipe de cinq avocats chargée de sa défense. «Elle avait l’air en bonne santé et pleinement confiante», a rapporté Min Min Soe à l’issue de cette rapide rencontre.
«La LND existera tant que le peuple existera»
Surtout, Aung San Suu Kyi a plaidé avec vigueur en faveur de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), que la junte militaire menace à présent de dissoudre. «Puisque la LND a été fondée pour le peuple, elle existera tant que le peuple existera», a-t-elle déclaré, selon son avocate. Pour justifier sa prise de pouvoir, la junte prétexte des irrégularités dans les élections de novembre. Un scrutin à l’issue duquel la LND avait obtenu une large majorité des suffrages.
Il y a quelques semaines, une commission électorale nommée par la junte avait déclaré les résultats invalides. Elle a également affirmé vendredi avoir rassemblé les preuves que la LND a «comploté contre la loi» pour gagner l’élection. «Le parti doit être aboli», avait alors déclaré U Thein Soe, un ancien général à la tête de cette commission, rapporte The Irrawaddy, site d’information d’exilés birmans en Thaïlande. Les observateurs indépendants de l’ONG Asian Network for Free Elections ont rejeté ces allégations dans un rapport publié le 17 mai. Selon ce rapport, la décision des militaires d’ignorer ces résultats est qualifié d’«indéfendable».
«Personne n’a vu la moindre preuve produite par les militaires ou l’USDP [le Parti de l’union, de la solidarité et du développement, ndlr] pour justifier leur affirmation selon laquelle 10,4 millions de bulletins de votes frauduleux ont été conservés, réagit Phil Roberston, de Human Rights Watch Asie. En fait, je ne pense pas qu’il y ait la moindre preuve. Les militaires ont dû fabriquer une excuse pour prendre le pouvoir. Ils sont un peu comme Donald Trump : ils prétendent qu’il y a eu des fraudes massives mais ne fournissent aucune preuve. La version birmane du Big Lie.»
Des «moyens judiciaires pour dissoudre les partis d’opposition»
«C’est du théâtre», déplore David Camroux, chercheur honoraire au Centre de recherches internationales de Sciences-Po. Après les allégations de fraudes électorales, «les militaires vont utiliser des moyens judiciaires pour dissoudre le ou les partis d’opposition. La troisième étape est de rendre les principaux dirigeants de l’opposition démocratique inéligibles avec des procès de ce genre». Ainsi l’audience du tribunal de ce lundi visait-elle précisément Aung San Suu Kyi. Celle-ci a été inculpée à six reprises depuis son incarcération, détaille Associated Press.
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Deux chefs d’accusation reposent sur un prétendu non-respect des restrictions sanitaires imposées par la pandémie de Covid-19. S’y ajoutent plusieurs autres accusations mineures comme l’importation illégale de talkies-walkies ou encore la diffusion d’informations susceptibles de provoquer des troubles publics. Plus grave toutefois : fin mars, l’ex-dirigeante a aussi été accusée avec plusieurs de ses anciens ministres et l’un de ses conseillers économiques d’avoir violé une loi sur les secrets officiels datant de l’époque coloniale. Pour cela, Aung San Suu Kyi risque quatorze ans de prison, de quoi l’écarter longuement du pouvoir. Une prochaine audience est prévue le 7 juin, selon Min Min Soe.
Désobéissance civile
Pour le chercheur de Sciences-Po, ces menaces ne pèsent pas lourd face à la résistance civile. «On ne peut pas faire grand-chose contre une résistance pacifique. Les Birmans sont très déterminés», observe David Camroux. Depuis plus de cent jours, ceux-ci résistent au retour de la dictature militaire dans les rues de leurs villes. Face à une armée et des forces de l’ordre qui répriment dans le sang, le mouvement de désobéissance civile se poursuit malgré tout. S’ils sont de plus en plus organisés, les Birmans payent de leur vie cet attachement à la transition démocratique amorcée en 2011 après des années de dictature militaire. Au moins 818 civils ont été tués par la junte, selon l’Association d’aide aux prisonniers politiques qui dénombre 5 392 personnes ayant été arrêtées et 4 296 détenues. Parmi eux, des parlementaires, journalistes, fonctionnaires, soignants, étudiants, dont certains ont été torturés. Et ce lundi, le journaliste américain Danny Fenster, responsable éditorial du magazine birman Frontier Myanmar, a été arrêté à l’aéroport de Rangoun.
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Des dizaines de milliers de civils ont été déplacés en raison d’affrontements entre l’armée et des milices ethniques, nombreuses dans le pays, à présent embourbé dans la guerre civile. Si les flashmobs, qui remplacent les manifestations violemment réprimées, se multiplient, le climat de violence s’accroît dans le pays. Dimanche, des combats ont éclaté dans l’Etat de Kayah entre les militaires, le Parti national progressiste karenni (KNPP) et les opposants de la Force de défense du peuple, créée par le gouvernement de résistance. Au moins une trentaine de militaires et de policiers ont été tués ce week-end dans des affrontements dans l’Est, d’après plusieurs membres de cette organisation, selon l’AFP. Quatre personnes réfugiées dans une église ont été tuées dans les bombardements, selon le porte-parole d’un groupe local qui coordonne les évacuations.