C’est un jour de victoire pour les partisans de l’hégémonie hindoue, incarnée par le Premier ministre, Narendra Modi, et son parti, le BJP (Bharatiya Janata Party). Ce 22 janvier, le septuagénaire au pouvoir depuis dix ans réalise une vieille promesse de campagne : l’inauguration à Ayodhya d’un temple dédié au dieu Ram, septième avatar de la déesse Vishnou. L’édifice en marbre et en grès rose est titanesque : 392 colonnes, 5 000 mètres carrés et un budget de 220 millions d’euros, financé via des dons du public selon les autorités. Pendant la cérémonie, près de 2 500 musiciens se sont produits sur une centaine de scènes et devant des milliers de personnes venues de toute l’Inde pour l’occasion. Acteurs de cinéma, responsables politiques, personnalités des médias ou du monde économique, citoyens lambda… «C’est une expérience magnifique, une journée pour toute l’Inde», a déclaré sur place l’acteur et réalisateur Chiranjeevi.
Venu spécialement de New Delhi pour l’occasion, le Premier ministre indien qui s’était déjà déplacé en 2020 pour poser la première pierre du temple, a énuméré à la foule les multiples qualités qu’il attribue à la divinité. «C’est un temple de la conscience nationale sous la forme de Ram. Ram est la foi de l’Inde, Ram est le fondement de l’Inde, Ram est l’idée de l’Inde, Ram est la loi de l’Inde, Ram est le prestige de l’Inde, Ram c’est la gloire de l’Inde. Ram est le leader et Ram est la politique. Ram est éternel. Quand Ram est honoré, […] son effet dure des milliers d’années», a-t-il déclaré. Une sortie étonnante dans un pays laïc où, selon la Constitution, l’Etat n’a pas à s’immiscer dans la vie religieuse des citoyens.
Imposer l’idéologie de l’«hindutva»
Pour le BJP de Narendra Modi, l’inauguration du temple de Ram porte une dimension symbolique particulière. Il se dresse là où se trouvait une ancienne mosquée détruite le 6 décembre 1992 par une horde de fanatiques hindous. Le monument a notamment vocation à parfaire l’idéologie de «l’hindutva», l’ultranationalisme religieux promu par le BJP. Ses partisans veulent faire de l’Inde un Etat hindou et n’hésitent pas à diaboliser la minorité musulmane en ayant recours à la violence physique. Une doctrine en opposition totale avec les valeurs fondatrices de l’Inde de Gandhi et de la constitution de 1947 qui valorise la laïcité et la diversité du sous-continent.
Ayodhya, située dans l’état de l’Uttar Pradesh (au nord de l’Inde), est au cœur des tensions entre hindous et musulmans depuis plusieurs siècles. Alors que la mosquée de Babri y a été construite en 1526 par un commandant moghol, les Hindous se sont progressivement mis à revendiquer la première utilisation du lieu, accusant les Moghols d’avoir détruit un ancien temple dédié à Ram pour y construire la mosquée. Des affirmations qui n’ont jamais été confirmées par les fouilles archéologiques. Les premières violences religieuses sont enregistrées sur les lieux au milieu du XIXe siècle. Dans les textes sacrés hindous, Ayodhya n’est autre que le lieu de naissance d’une des divinités centrales du panthéon hindou, Ram. Figure de l’homme parfait, il occupe une place centrale pour les croyants.
Des pogroms et plus de 2 000 morts
C’est à la fin du XXe siècle que les tensions rejaillissent brutalement. A l’époque, le BJP n’est pas encore au pouvoir. Des figures du parti s’allient avec des militants du Vishva Hindu Parishad (une organisation d’extrême droite dont l’idéologie est fondée sur l’hindutva). Ensemble, ils organisent le 6 décembre 1992 un grand rassemblement devant la mosquée de Babri et ses trois dômes de terre. La foule de 150 000 personnes est galvanisée et devient progressivement violente. Une première personne parvient à passer la barrière de protection policière puis la foule se précipite et rase intégralement le fragile édifice à coups de haches. Cet événement suscite alors un émoi très fort chez les musulmans de tout le pays, des émeutes interreligieuses explosent et se prolongent pendant plusieurs mois. Plus de 2000 personnes, majoritairement des musulmans, perdront la vie pendant ces violences, inédites depuis la Partition de l’Inde en 1947.
Dans les années qui suivent, l’opinion publique du pays à majorité hindoue (80 % de la population) se radicalise et prend progressivement pour cible la minorité musulmane (16 % de la population). Après avoir écarté une première fois du pouvoir, entre 1996 et 2002, le parti du Congrès, à la tête du pays depuis l’indépendance, le BJP reprend la majorité à la Lok Sabah (chambre basse du Parlement) lors des élections législatives de 2014 avec un programme de relance économique libéral, promettant entre autres la construction du sanctuaire de Ram. A sa tête : le très populaire Narendra Modi. Troisième enfant d’une famille d’épiciers, il est très bien perçu par la population.
Sur les ruines d’une ancienne mosquée
Fruit d’une intense bataille juridique qui s’est étalée sur les trente dernières années, la construction du temple n’avait au départ rien d’une évidence. Les deux communautés revendiquaient le droit d’y construire leur propre édifice. Le 9 novembre 2019, les cinq juges de la Cour suprême autorisent cependant à l’unanimité le début des travaux sur les ruines de l’ancienne mosquée. Une grande défaite pour la communauté musulmane du pays qui se voit de plus en plus marginalisée et discriminée depuis l’arrivée au pouvoir des nationalistes hindous en 2014.
La présence de Narendra Modi ce lundi matin dans l’Uttar Pradesh ne doit donc rien au hasard. «Le 22 janvier 2024 n’est pas une date inscrite sur le calendrier. C’est l’origine d’un nouveau cycle temporel», a-t-il déclaré, alors que des hélicoptères de l’armée lâchaient des pétales de fleurs sur la foule. Malgré l’enthousiasme du Premier ministre, l’événement a pourtant aussi révélé certaines divisions dans la communauté hindoue. Quatre chefs spirituels ont ainsi refusé de participer à l’inauguration, expliquant que l’ouvrage n’est toujours pas terminé et que sa bénédiction ne peut intervenir avant la fin des travaux attendue en 2027.
L’inauguration du sanctuaire, auquel l’opinion publique hindoue est très favorable, coïncide avec le début de la campagne électorale pour le troisième mandat que Narendra Modi ambitionne d’obtenir. Les élections législatives doivent se tenir avant le mois de juin 2024.