Chaque automne, l’Inde suffoque. Depuis début novembre, sa capitale New Delhi est enfouie sous un brouillard toxique de pollution. Pour y remédier, le gouvernement indien veut, entre autres, faire tomber la pluie. Sans avoir recours à une quelconque forme d’incantation, les autorités locales souhaitent ensemencer des nuages. Cette technique scientifique consiste à pulvériser de l’iodure de sodium ou du sel dans les nuages afin de déclencher une condensation sous forme de pluie. La capitale indienne envisage la pulvérisation d’un mélange de sel et a donc demandé à l’Institut de technologie (IIT) de Kanpur de se préparer à passer à l’action depuis les airs par avion ou par le sol, à l’aide de canons.
Dans l'œil de Libé
En Inde, les pics de pollutions, résultant d’un mélange d’émissions d’usines, de véhicules et des feux provoqués par les agriculteurs des régions environnantes, s’intensifient à l’arrivée de l’hiver : l’air plus froid emprisonne la pollution. Selon l’université de Chicago, un habitant de New Delhi – régulièrement classée capitale la plus polluée du monde – perd en moyenne douze ans de vie à cause de la pollution de l’air. La mégalopole présente parfois des taux de PM2,5 (particules fines altérant la santé cardiovasculaire et respiratoire) plus de trente fois supérieurs aux plafonds décrétés par l’Organisation mondiale de la santé.
«Il faudrait qu’il pleuve beaucoup»
Fermeture des écoles, arrêts des chantiers, circulation alternée : depuis début novembre, les mesures de surface, prises par la capitale pour tenter de dissiper la pollution, s’enchaînent. L’ensemencement des nuages est la dernière en date. Mais l’efficacité de cette technique reste en suspens. Actuellement, la science n’a pas encore de certitude exacte quant à son pouvoir d’action et de réussite. «Ça n’est pas parce qu’il y a ensemencement qu’il va pleuvoir. Et encore moins pleuvoir suffisamment», explique Olivier Boucher, climatologue à l’Institut Pierre-Simon-Laplace.
Si la pluie parvenait à se répandre, la quantité d’eau ne suffirait probablement pas. «Il faudrait qu’il pleuve beaucoup pour que les microparticules soient nettoyées. Si l’Inde arrivait à faire tomber un ou deux millimètres d’eau, l’évolution de la qualité de l’air serait à peine mesurable», affirme Olivier Boucher. Mais de son côté, l’un des responsables du projet, Sachchida Nand Tripathi, professeur d’ingénierie énergétique durable à l’IIT de Kanpur, a insisté : «Même une pluie très modeste est efficace pour réduire la pollution.»
110 000 euros pour 100 kilomètres carrés
Alors que s’est ouverte jeudi 30 novembre la COP28 à Dubaï, et que le secrétaire général de l’ONU plaide pour une véritable «sortie» des énergies fossiles, cette mesure «pansement» écarte toute résolution des problématiques de fond. En espérant faire tomber de la pluie pendant quelques jours, l’Inde ne met pas en cause les modes de vies ou processus de surindustrialisation à l’origine de la pollution. Dès lors que les pluies s’arrêteront, les masses d’air polluées reviendront. Ann Harrison, conseillère sur les questions climatiques pour l’ONG Amnesty International explique que cette «technologie risquerait de maintenir la dépendance aux combustibles fossiles et de ne pas permettre l’élimination complète, rapide et équitable [de la pollution, ndlr] dont nous avons besoin de toute urgence pour protéger les droits de l’homme». Marine De Guglielmo Weber, directrice scientifique de l’Observatoire défense et climat et enseignante-chercheuse à l’Institut des relations internationales et stratégiques, ajoute : «Si l’ensemencement des nuages peut, au mieux, atténuer légèrement les pics de pollution, il ne s’agit aucunement d’une stratégie efficace pour répondre à une telle urgence sanitaire et à la surmortalité associée.»
Le coût d’une telle technique semble tout aussi élevé que les doutes qui l’entourent. Le gouvernement local de Delhi a décidé de prendre en charge «la totalité» du financement de ces pluies artificielles, a rapporté le quotidien indien The Hindustan Times. Mais si le prix exact n’a pas été rendu public, précise l’AFP, d’autres médias indiens évoquent la somme de 10 millions de roupies (environ 120 000 dollars ou 110 000 euros) pour une surface de 100 kilomètres carrés.
Décryptage
L’Inde n’est pas le premier pays à dépenser de grosses sommes pour lutter contre la pollution atmosphérique. La Chine, notamment, prévoit aussi régulièrement des milliards de dollars pour tenter de modifier ses conditions météo. Depuis 1958, ce géant asiatique a pour objectif de renforcer l’approvisionnement en eau dans ses villes et campagnes et envisage, d’ici 2025, de renforcer ses capacités. C’est d’ailleurs ce qui inquiétait l’Inde, avant qu’elle aussi n’utilise ce procédé. The Economic Times a rapporté en octobre 2019 que l’Inde se plaignait de la «militarisation [chinoise] de la météo» à cause des risques de modification des régimes pluviométriques sur son territoire et des incidences possibles sur le débit de ses cours d’eau.
Risque de conflit
Véritable emprise sur les ressources hydriques, l’ensemencement des nuages pose des questions géopolitiques primordiales. En utilisant ce procédé, un Etat pourrait «être accusé par ses voisins de leur “voler” leurs précipitations, ou au contraire, de provoquer des inondations sur leur territoire», détaille Marine De Guglielmo Weber. Le risque entre ces deux pays serait de voir un conflit naître autour du partage et de la gestion des ressources en eau, «parce qu’ils s’accuseraient mutuellement de produire de l’insécurité environnementale, en provoquant des sécheresses ou des inondations», reprend la chercheuse.
L’ensemencement demeure un processus non encadré et peut encourager à se disputer des nuages pour sécuriser ses précipitations. Seule la convention Enmod interdit en temps de guerre «d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles». Mais ce traité international n’est pas contraignant, ne s’applique pas en temps de paix et – bien que signé par l’Inde – n’a pas été ratifié par l’ensemble de la communauté internationale.
Alors que les premiers ensemencements étaient prévus pour le 20 ou 21 novembre en Inde, des membres du gouvernement ont repoussé l’action sine die. Les conditions météorologiques n’étaient visiblement pas favorables et il était nécessaire d’avoir une «perturbation occidentale» plus forte afin de maximiser les chances de réussite. L’ensemencement des nuages à New Delhi attendra encore un peu.