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Répression

En Thaïlande, le principal opposant, personnalité la plus populaire du pays, inéligible pour dix ans et son parti progressiste dissous

Après la victoire historique de son parti «Move Forward» aux législatives de mai 2023, la coqueluche des nouvelles générations, Pita Limjaroenrat, était accusée de vouloir déstabiliser la monarchie.
L'ancien leader du parti "Move Forward", Pita Limjaroenrat, à Bangkok, Thaïlande, mercredi 7 août 2024. (Chatkla Samnaingjam/AP)
publié le 7 août 2024 à 12h51
(mis à jour le 7 août 2024 à 19h42)

C’est un énième coup de boutoir contre l’opposition. Ce mercredi 7 août, la Cour constitutionnelle thaïlandaise a prononcé le bannissement pour dix ans de Pita Limjaroenrat, la personnalité politique la plus populaire du pays, ainsi que la dissolution de son parti prodémocratie Move Forward (MFP). A l’issue d’un vote adopté à l’unanimité, la Cour a décidé de «bannir les membres du comité exécutif qui ont exercé leurs fonctions du 25 mars 2021 au 31 janvier 2024», a déclaré le juge Punya Udchachon, lors de la lecture du verdict.

Au total, onze dirigeants sont concernés, dont Pita Limjaroenrat, qui perd son mandat de député, mais aussi l’actuel secrétaire général de Move Forward, Chaithawat Tulathon. Dans la foulée de la décision, le principal opposant du pays a tenu à s’adresser à ses partisans lors d’une conférence de presse. «Soyons tristes aujourd’hui, pour un jour, mais allons de l’avant dès demain, et relâchons notre frustration dans le prochain bulletin que l’on déposera dans l’urne», a réagi Pita Limjaroenrat, depuis Bangkok.

Calmement assis dans la salle d’audience, les juges ont estimé que Move Forward risquait de porter atteinte au système démocratique du pays. Vainqueurs des législatives en mai 2023, le parti progressiste et ses dirigeants sont accusés de vouloir déstabiliser la monarchie. Lors de la campagne, ils avaient affiché leur volonté de s’attaquer à l’article 112 du Code pénal, c’est-à-dire la loi sur le crime de lèse-majesté. Une législation qui sanctionne la critique du roi ou de sa famille jusqu’à quinze ans de prison, et que les gouvernements ont régulièrement instrumentalisée pour poursuivre leurs adversaires politiques.

Une promesse de renaissance

En Thaïlande, le roi Maha Vajiralongkorn bénéficie d’un statut de quasi-divinité, qui le place au-dessus de la mêlée politique. Alors la décision de la Cour constitutionnelle n’est «pas une surprise», estime auprès de Libération Eugénie Mérieau, maîtresse de conférences en droit public à l’université Panthéon-Sorbonne et spécialiste de la politique de la Thaïlande. La juridiction «avait établi dès 2012 […] que la loi de lèse-majesté était non seulement en conformité avec la Constitution, mais faisait même partie de l’identité constitutionnelle de la Thaïlande», souligne la politologue.

Mais si Move Forward disparaît du paysage politique sous sa forme actuelle, ses membres ont promis de prendre le flambeau en vue des scrutins à venir. Ces dernières semaines, la presse locale a entretenu la rumeur de la création d’un nouveau parti que rallieraient les plus de 140 députés ex-MFP toujours autorisés à siéger. Peu après le verdict, le parti d’opposition du pays a confirmé que son engagement allait se poursuivre sous une nouvelle structure, qui devrait être dévoilée vendredi, selon un responsable.

La création d’un nouveau parti, sous un nouveau nom, est «très courante en Thaïlande», pointe Eugénie Mérieau. En 2020, Future Forward – l’ancêtre de Move Forward – avait déjà été dissous. L’objectif du parti désormais, selon la politologue : «obtenir, sous sa nouvelle dénomination, une majorité absolue aux prochaines élections [en 2027] pour pouvoir former un gouvernement». Malgré sa victoire historique en 2023, Move Forward avait été lâché par son principal allié, le parti Pheu Thai, et n’était pas parvenu à former un nouveau gouvernement.

La Cour constitutionnelle devrait «défendre la démocratie»

Coqueluche des nouvelles générations, Pita Limjaroenrat avait pourtant tenté d’insuffler un vent de fraîcheur dans le royaume, où la vie politique est dominée par des figures vieillissantes connectées à des familles puissantes ou à l’armée. Diplômé de Harvard et très actif sur les réseaux sociaux, le candidat avait donné son visage au programme progressiste de Move Forward, qui prévoyait une nouvelle Constitution, la baisse des dépenses militaires ou la fin de certains monopoles.

Mais malgré sa popularité, Pita Limjaroenrat avait échoué à deux reprises à se faire élire Premier ministre en juillet 2023. D’abord parce qu’il n’avait pas obtenu suffisamment de voix au Parlement, composé d’une Chambre des représentants élue par le peuple et d’un Sénat dont les 250 membres sont nommés par l’armée. Puis en raison de l’invalidation de sa candidature par le président de cette même Chambre des représentants, qui avait invoqué un article réglementaire interdisant selon elle à un prétendant au poste de Premier ministre de concourir deux fois au cours de la même session parlementaire.

Sur X (ex-Twitter), l’opposant désormais exclu de la vie politique pendant dix ans a tenu à remercier ses partisans ce mercredi. «Ce fut le plus grand honneur de ma vie d’avoir pu servir mon pays et son peuple en tant qu’homme politique. C’est un souvenir que je n’oublierai jamais». Avant l’annonce de son bannissement, Pita Limjaroenrat avait dénoncé une Cour constitutionnelle qui «devrait être utilisée pour défendre la démocratie, et non pour rendre la Thaïlande moins démocratique». «Lors des deux dernières décennies, 33 partis ont été dissous, dont quatre importants qui étaient élus par le peuple. Nous ne devrions pas normaliser ce modèle ou accepter l’utilisation d’un tribunal politisé pour détruire les partis politiques», avait-il ajouté.

«Une décision indéfendable»

«La Cour est évidemment un acteur politique», insiste Eugénie Mérieau. Fondée en 1997, la juridiction – très puissante – «a été créée pour être une sorte d’armée 2.0, exerçant un droit de veto sur la politique au nom du monarque», poursuit-elle. De leur côté, plusieurs ONG ont fustigé ce mercredi le verdict des juges. C’est «une décision indéfendable qui révèle le mépris total des autorités pour les obligations internationales de la Thaïlande en matière de droits humains», a réagi dans un communiqué Deprose Muchena, directeur général d’Amnesty International en charge de l’impact régional sur les droits humains.

Ce mercredi, plusieurs dizaines de partisans se sont rassemblées devant le siège de Move Forward, à Bangkok. Si l’avenir de la formation est incertain, ces dissolutions à répétition «tendent à renforcer la popularité des partis dissous, et à mobiliser dans la rue», note Eugénie Mérieau. En 2020, la dissolution de Future Forward avait déjà donné lieu à d’importantes manifestations prodémocratie. Avant d’être éteintes par la pandémie et une sévère répression des autorités.

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