Véritable émancipation ou simple insolence ? Depuis leur indépendance en 1991, les cinq pays d’Asie centrale – Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan – ont naturellement conservé des liens étroits avec la Russie. Mais l’invasion de l’Ukraine a quelque peu bouleversé la donne dans la région. Historiquement, les liens entre les cinq nations et le géant russe sont forts sur bien des plans. Ils se concentrent notamment autour de la question sécuritaire. Quand il le peut et veut, Moscou apporte son aide militaire aux pouvoirs locaux lorsqu’ils sont confrontés à des conflits ou des crises internes, dans une région toujours en proie à l’instabilité. Les autorités kazakhes ont notamment profité de cette aide début 2022, avant même le début de la guerre. A l’époque, la population s’est soulevée contre la hausse du prix du gaz puis contre le régime en place. Avec le soutien russe et ses forces militaires, l’ordre est de retour et le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev toujours en place.
Le Kremlin a aussi un rôle prépondérant concernant la crise afghane, qui préoccupe la région depuis des décennies, le pays étant frontalier du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Depuis la reprise de Kaboul par les talibans en août 2021, la région scrute attentivement l’Afghanistan et cherche des garanties sécuritaires. Et la Russie, avec sa plus grande base militaire hors territoire russe installée au Tadjikistan, fait œuvre de protecteur dans le secteur. Moscou est aussi à la tête de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), un pacte de défense qui réunit notamment le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. «Entre le 15 août 2021 et le 24 février 2022, la Russie a été au firmament de son influence en Asie centrale», note Michaël Levystone, chercheur au centre Russie /NEI de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Des prises de position pro-Ukraine osées
Mais depuis le début du conflit, les cinq pays ont montré des signes d’éloignement. L’Ouzbékistan et le Kazakhstan ont rapidement envoyé une aide humanitaire à l’Ukraine et l’ont rendue publique. Le Kazakhstan a annulé la traditionnelle parade militaire du 9 mai, une date pourtant très symbolique dans l’espace post-soviétique. En octobre, le Kirghizistan a refusé d’accueillir les manœuvres militaires annuelles de l’OTSC. Le même mois, c’était le président tadjik, Emomali Rahmon, qui s’en est pris frontalement à son homologue russe lors du sommet de la Communauté des Etats indépendants (CEI) à Astana, la capitale kazakhe. Dans une longue tirade adressée à Vladimir Poutine, Emomali Rahmon a exigé que les républiques d’Asie centrale soient traitées avec «respect».
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Sans oublier qu’au moment de l’entrée des troupes russes en territoire ukrainien, «il existait de bonnes relations entre Kyiv et les pays d’Asie centrale», souligne le chercheur. Comme l’Ukraine, le Kazakhstan est frontalier de la Russie sur plus de 6 000 km avec une importante communauté russe – plus de 20 % de la population – et de nombreux échanges commerciaux. «L’idée que le Kazakhstan est un pays artificiel a été évoquée par quelques hommes politiques russes, et c’est un discours qui ressemble à s’y méprendre à celui contre l’Ukraine avant le début de la guerre», relève-t-il. S’imaginant à la place de l’Ukraine, les pays d’Asie centrale ont été un peu plus frileux pour soutenir leur grand frère russe dans son «opération spéciale».
Autre point de discorde : les échanges commerciaux. Bon nombre d’habitants d’Asie centrale travaillent en Russie. L’argent qu’ils renvoient dans leur pays d’origine contribue largement aux PIB nationaux : environ 30 % au Kirghizistan, un quart au Tadjikistan et 11 % en Ouzbékistan, selon les chiffres de 2020 de l’Organisation internationale pour les migrations. Ils sont aussi très dépendants énergétiquement de la Russie : 80 % du pétrole que le Kazakhstan exporte passe par le territoire russe. Mais la guerre en Ukraine bouleverse ces relations économiques. «Les très lourdes sanctions occidentales contre la Russie en 2022 ont fait de ce pays un partenaire toxique sur le plan économique pour l’Asie centrale», poursuit Michaël Levystone. Avant de nuancer : «Les cinq pays veulent se distancier de la Russie et ils ont tout intérêt à le faire mais, de l’autre, ils ont des liens encore très imbriqués, malgré trois décennies d’indépendance, et qu’il est impossible de défaire en un claquement de doigts.»
Une neutralité affichée
Cette proximité historique fait que ces pays restent finalement très sages sur la scène internationale. Aux différentes assemblées générales des Nations unies sur le conflit russo-ukrainien, les cinq pays choisissent le silence ou l’absence. «Aucun Etat d’Asie centrale ne s’est formellement prononcé au sein de l’Assemblée générale des Nations unies pour ou contre l’annexion des régions ukrainiennes de Donetsk, Louhansk, Zaporijia et Kherson, par exemple», illustre le chercheur. Ni reconnaissance, ni condamnation de la guerre. La position est délicate : s’éloigner trop de la Russie pourrait tirer un trait sur leur principal partenaire économique, appui politique et militaire. Mais un soutien un peu trop appuyé du Kremlin dans son offensive pourrait aussi conduire à des sanctions occidentales. «Leurs liens avec Moscou interdit aux pays centrasiatiques une attitude trop frondeuse», explique Michaël Levystone.
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En interne, l’opinion publique semble tout aussi polarisée. Il n’existe pas de réelle tendance pour ou contre l’invasion. Seul un sondage, réalisé par un institut allemand au Kazakhstan en mars, révèle que 39 % des interrogés se disent pour la Russie – la plupart d’entre eux font partie de la minorité russe du pays – contre 10 % pour l’Ukraine, et 46 % se disent «neutres». L’opinion publique a pu évoluer depuis, sans qu’aucun indicateur précis n’existe sur le sujet.
Le grappin russe bien accroché
«La Russie est présente et va rester présente, estime Michaël Levystone. C’est toujours la même équation pour ces pays, qui n’ont pas d’accès à une mer ouverte, et restent dépendants des autres puissances, à commencer par leurs voisins continentaux.» Comme souvent, la Russie utilise également le sport comme levier d’influence géopolitique. Début mars, deux semaines à peine après le début de la guerre, le Tadjikistan et le Kazakhstan ont participé aux Jeux de Khanty-Mansiysk, une copie à la russe des Jeux olympiques d’hiver qui se tenaient alors en Chine. La Russie, exclue des grandes instances internationales dont le Comité international olympique (CIO), cherchait à continuer d’exister sur la scène sportive. La solution toute trouvée : organiser ses propres jeux, avec ses alliés. Soucieux de rester dans le giron du Kremlin, Tadjikistan et Kazakhstan ont choisi d’y participer.
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Autre indicateur montrant que la proximité entre la Russie et l’Asie centrale ne s’est pas tant étiolée : «Vladimir Poutine a visité les cinq pays en 2022, ça ne s’était pas produit depuis des années», précise Michaël Levystone. Ces multiples visites ne sont pas innocentes. Moscou a aussi besoin de ses alliés. Et si la Russie lâche du leste, les autres puissances régionales vont vite prendre la place. Entre Turquie, Iran, Chine et même Inde, la région est scrutée de près. Chaque pays place ses pions : la Turquie se voit bien être le nouveau garant de la sécurité, l’Iran imagine un partenariat économique et rêve de se conforter dans la mer Caspienne, la Chine finance des infrastructures et pourrait faire passer ses nouvelles routes de la soie dans la région, et l’Inde développe ses relations avec les élites politiques. «Ce que l’on prend pour une perte d’influence russe en Asie centrale n’est que le fruit d’une vision très occidentale des choses, nuance l’expert de l’Ifri. La réalité est bien plus nuancée.»