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Contestation

Interdites de faire entendre leur voix, des femmes afghanes chantent et se filment pour protester

Jeudi 22 août, le ministère de la Justice taliban a annoncé la promulgation d’une nouvelle loi pour «promouvoir la vertu et prévenir le vice», interdisant aux femmes de chanter et de réciter de la poésie en public.
Des femmes afghanes à Kaboul, le 6 avril 2023. (Wakil Kohsar /AFP)
publié le 28 août 2024 à 21h32

Seules leurs mains sont visibles. Assises en tailleur, le corps et le visage entièrement recouverts par une burqa, deux femmes se filment en chantant devant un drap bleu. Comme elles, des dizaines d’Afghanes à l’intérieur du pays ou à l’étranger participent depuis plusieurs heures à un mouvement de protestation en ligne, pour dénoncer une nouvelle loi leur interdisant de faire entendre leur voix en public. Seules, en groupe, le visage découvert ou le regard flouté, toutes chantent ou récitent des poèmes, avant de publier leurs vidéos sur les réseaux sociaux. Le tout souvent accompagné du #MaVoixN’estPas’Awra, en référence au terme de droit islamique désignant les parties du corps humain à cacher.

Quelques jours plus tôt, jeudi 22 août, le gouvernement taliban a publié une nouvelle loi pour «promouvoir la vertu et prévenir le vice» parmi la population. Composée de 35 articles – tous en conformité avec la loi islamique ultra-rigoriste – la législation comporte une série d’obligations, notamment vestimentaires, et d’interdictions pour les femmes. Parmi elles : l’interdiction de chanter, de réciter de la poésie en public et même de laisser leur voix passer les murs de leur maison.

En réponse, les vidéos se multiplient. Et ce malgré le danger qu’encourent les femmes qui les publient depuis l’intérieur du pays. Par le passé, «les talibans ont souvent répondu à ce type de protestation par la violence, rappelle auprès de Libération Fereshta Abbasi, chercheuse sur l’Afghanistan pour Human Rights Watch. Si les talibans les trouvent, elles ou des membres de leur famille pourraient être détenus, torturés, ou mêmes tués». Face au danger, plusieurs femmes vivant encore dans le pays ne prennent pas le risque de révéler leur identité. Mais refusent pour autant de censurer leur propos. «Vous m’avez réduite au silence pour les années à venir», lance l’une d’elle en chantant, vêtue de noir de la tête aux pieds, un long voile couvrant son visage. «Vous m’avez emprisonnée chez moi pour le seul crime d’être une femme.»

«La voix d’une femme est son identité»

Taiba Sulaimani, elle, a fui l’Afghanistan après la prise de pouvoir des talibans, en août 2021. Dans une vidéo déjà vue plus de 40 000 fois sur X ce mercredi 28 août, celle qui vit aujourd’hui au Canada chante en ajustant son voile devant un miroir. «La voix d’une femme est son identité, pas quelque chose qui devrait être caché», entonne-t-elle, accompagnant sa vidéo de quelques lignes : «Tu appelles ma voix nue. Mais je chanterai l’hymne de la liberté !» «C’est très risqué pour moi, parce que ma famille vit toujours en Afghanistan, confie Taiba Sulaimani à Libération. Mais j’ai promis de me battre contre les talibans tant que je serai en vie. C’était important pour moi de leur dire : “vous ne pouvez pas me faire taire”».

Derrière chaque publication, la cible est claire : le régime fondamentaliste. Dans certaines vidéos, des groupes de militantes déchirent face caméra des photos du chef suprême des talibans, l’émir Hibatullah Akhundzada, qui règne sur le pays par décret depuis son fief de Kandahar (dans le sud). Dans d’autres, elles lèvent en chœur leur main peinte en rouge, clamant qu’elles seront «libres à nouveau». «Je pense que c’est extrêmement puissant. Cela me donne beaucoup d’espoir de voir des femmes qui luttent encore courageusement contre l’oppression», poursuit Fereshta Abbasi, la voix tremblante.

Outre l’interdiction de chanter à voix haute en public, le nouveau décret stipule que «les femmes doivent couvrir leur corps entièrement en présence d’hommes n’appartenant pas à leur famille», de même que leur visage «par peur de la tentation». Les Afghanes n’ont également plus le droit de se maquiller, ni de se parfumer. «Elles n’ont plus d’identité, plus d’autonomie, plus d’individualité. Tout a disparu, s’emporte Fereshta Abbasi. Ce qui m’agace le plus, c’est à quel point la loi est humiliante pour les femmes, à quel point il est facile pour les talibans de restreindre leur accès à tous les droits fondamentaux.»

Une loi «totalement intolérable»

Le jour de l’annonce de la promulgation, Taiba Sulaimani a surtout pensé à ses six soeurs, restées en Afghanistan. «Ca m’a rendu si triste pour elles, pour les femmes dans le pays. Ca a été un jour horrible», admet-elle au téléphone. Mardi, l’ONU – qui évoque une situation «d’apartheid genré» – s’est jointe à plusieurs organisations de défense des droits de l’hommes et a appelé à l’abrogation de cette loi, la qualifiant de «totalement intolérable». Celle-ci «renforce les politiques qui effacent complètement la présence des femmes dans l’espace public […] tentant ainsi de les réduire à l’état d’ombres sans visage et sans voix», a dénoncé la porte-parole du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Ravina Shamdasani.

Fereshta Abbasi, elle, exhorte ce mercredi la communauté internationale à réagir. «De nombreuses déclarations ont été publiées, mais ce n’est pas suffisant. Des actions sont nécessaires à ce stade. Il est temps que la communauté internationale mette fin aux abus», insiste la chercheuse. Lundi 26 août, les autorités talibanes ont tenté de rassurer, affirmant que la nouvelle loi serait appliquée «avec ménagement», sans force ni oppression. Tout en dénonçant par la même occasion l’«arrogance» des Occidentaux.

Mise à jour : jeudi 29 avril à 16 heures avec le témoignage de Taiba Sulaimani.