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Le Turkménistan, une dictature chantante

Dans l’un des pays les plus fermés du monde, où l’accès à Internet est limité aux sites de propagande, les médias d’Etat font la promotion des chansons écrites et interprétées par l’ancien président Berdymoukhamedov, qui a cédé son fauteuil à son fils en 2022.
L'ancien président turkmène Gourbangouly Berdymoukhamedov, à Achgabat, le 27 septembre 2021. (Alexander Vershinin/AP)
publié le 24 février 2024 à 11h10

Depuis qu’il a abdiqué au profit de son fil Serdar en mars 2022, l’ancien président du Turkménistan, Gourbangouly Berdymoukhamedov, 66 ans, a trouvé comment occuper sa retraite : il est devenu une star de la chanson à plein temps. Il avait certes déjà exploité son talent vocal quand il était chef de l’Etat. Mais depuis deux ans, il s’investit bien plus sérieusement dans la musique, épaulé par un jeune rappeur qui n’est autre que son petit-fils, Kerimguly.

Digne héritier de l’extravagant satrape Saparmourat Niazov, qui fut en 1991 le premier président de l’ancienne république soviétique, Berdymoukhamedov a marqué les quinze ans de son règne très peu démocratique par toutes sortes d’excentricités. L’une d’elles était sa passion pour les statues, de lui-même mais aussi de son chien préféré. Il s’est passionné aussi pour le cheval de race Akhal-Téké, emblème de la nation, dont il aurait possédé 130 spécimens dans ses écuries. Il s’est d’ailleurs paré du titre de «Premier éleveur de chevaux», même si son attribut préféré reste «arkadag», le héros protecteur.

Son entrée dans le monde artistique remonte au 29 juin 2011. A l’occasion des festivités pour son 54e anniversaire, il chante à l’antenne de la télévision publique une de ses compositions, Pour toi sont mes fleurs blanches. Le titre laisse à penser que l’autocrate s’offrait un bouquet à lui-même. Par la suite, toujours devant les caméras officielles (la télé est un monopole d’Etat), lors d’inaugurations de statues ou de manifestations sportives, le Président avait pris l’habitude d’accompagner ses discours de chansons, les siennes mais aussi des reprises comme Kara Kum, tube du groupe de synthé-pop russe Krug, célèbre dans les années 80.

80 % de chansons en turkmène

Aujourd’hui, les chansons de l’ancien président (qui reste à la tête du Parlement) sont partout. Par leur qualité, sans doute, mais aussi, rapporte le site Global Voices, en raison d’une loi non écrite qui impose la diffusion en public de 80 % de chansons en langue turkmène. Lors des bals de mariage par exemple : quand les futurs mariés se rendent à la mairie pour publier les bans, la mesure leur est rappelée. Ils sont aussi fortement incités à inclure dans ce quota les titres du «protecteur». Les propriétaires de restaurants qui accueillent les banquets de noces reçoivent la même injonction.

Longtemps spécialisé dans les ballades romantiques et patriotiques, Gourbangouly Berdymoukhamedov a mis récemment son style au goût du jour sous l’influence de son petit-fils. Le touchant duo intergénérationnel s’est même mis au rap avec les titres Rovach (Prospérité, le nom d’un poulain) ou Turkmenistan sportif. Kerimguly, dont l’âge est estimé de source indépendante à 21 ans, a eu la chance (refusée à ses compatriotes) de se rendre à l’étranger, où il a pu découvrir les dernières tendances. Il a été éduqué en Suisse, dans la prestigieuse Ecole internationale de Genève, dont les frais de scolarité s’échelonnent entre 28 160 francs suisses en primaire, et 35 830 au lycée (de 29 500 à 37 500 euros par an). Fils du président actuel, il sera peut-être le prochain chef de l’Etat, si la succession dynastique se perpétue.

Les 6,5 millions de Turkmènes sont bien obligés de subir les ritournelles présidentielles sur les médias d’Etat, et ne peuvent pas se tourner vers Internet ou les réseaux sociaux pour changer de disque : l’accès aux réseaux sociaux ou aux sites mondiaux est sévèrement verrouillé. Mais pas assez au goût du président Serdar Berdymoukhamedov, qui a annoncé mi-janvier vouloir «renforcer la cybersécurité du pays».

Presque aucune image du monde extérieur

WhatsApp, Viber, Signal ou Telegram sont interdits, et remplacés par l’unique messagerie Bizbarde, strictement contrôlée. Quant au site de vidéos Belet, c’est une caricature de YouTube, dédiée à la propagande du régime et au culte de la personnalité de la famille au pouvoir. Les antennes satellitaires ayant été interdites au nom du «respect de l’architecture», presque aucune image du monde extérieur ne parvient aux Turkmènes. Certaines chaînes occidentales dont France 24, la BBC ou Euronews sont certes visibles, mais leur audience est anecdotique dans un pays où l’anglais est marginal.

L’Agence France Presse donnait récemment un exemple du délire ubuesque quotidien : le journal Arkadag a rapporté qu’Arkadag (surnom de Gourbangouly Berdymoukhamedov) s’est rendu à Arkadag – ville fondée en son honneur – pour féliciter les joueurs de l’équipe de football Arkadag. L’ONG américaine Freedom House, qui évalue les libertés civiles et politiques, a placé le Turkménistan dans la catégorie «pire du pire» avec un score de 2/100. Dans le classement de 210 pays, c’est mieux que le Sud-Soudan, la Syrie et le Tibet (1), mais c’est moins que la Corée du Nord et l’Erythrée (3).